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Crimée : les craintes des Tatars

Moustafa Abdülcemil Djemilev, aussi connu sous son surnom spirituel de Qirimoglu, traduit par « Fils de la Crimée », se dit aujourd'hui « plus dissident que jamais ». Sa moustache soigneusement taillée de député ukrainien contraste avec sa mèche rebelle. À 71 ans, la voix est claire et le ton, déterminé : selon lui, l'occupation de la péninsule de Crimée par la Russie est illégale ; tout doit être mis en oeuvre pour ramener ce territoire dans le giron de l'Ukraine ; et les Tatars de Crimée courent de graves dangers sous le joug russe. Sa plus grande peur : que l'Histoire se répète.
Les relations des Tatars de Crimée avec la Russie - tsariste, soviétique et maintenant poutinienne - ont toujours été houleuses. Après avoir défendu l'intégrité du Khanat de Crimée - un royaume turc issu de l'éclatement de la Horde d'Or mongole, établi en 1441 -, notamment en tant que vassaux de l'Empire ottoman, les Tatars doivent se soumettre à la Russie de Catherine II à l'issue de la guerre russo-turque de 1768-1774. L'impératrice annexe officiellement la péninsule en 1783. En abolissant la traite d'esclaves, elle met fin à la prospérité du Khanat. Une politique de russification intensive pousse des centaines de milliers de Tatars à l'exil. La communauté, en déclin, survit néanmoins au fil des siècles. Jusqu'à ce mois de mai 1944.
Moustafa Djemilev est âgé d'à peine six mois quand plus de 200 000 Tatars, dont sa famille, sont déportés sur ordre de Staline et dispersés à travers l'Asie centrale soviétique. Le « petit père des peuples » accuse ce peuple autochtone turc de collaboration avec les envahisseurs nazis entre 1941 et 1944. Une telle allégation, basée sur les actions anti-soviétiques de quelques groupes de Tatars, s'inscrivait dans la plus large politique des purges et des déportations d'après-guerre. Le sort des Tatars de Crimée rejoint ainsi celui de dizaines d'autres nationalités à travers l'URSS, victimes de déplacements collectifs forcés sur des milliers de kilomètres.
Moustafa Djemilev grandit en Ouzbékistan. Dès son entrée dans l'âge adulte, il milite pour la défense des droits de sa communauté et pour son droit au retour. Sa détermination lui vaut de nombreux séjours dans les prisons et camps de travail de l'URSS. Et un record terrible : emprisonné pour « diffamation à l'encontre du système soviétique », Moustafa Djemilev a effectué en 1975 une grève de la faim de 303 jours, soit la plus longue de l'histoire des mouvements en faveur des droits de l'homme. Il a survécu grâce à un système d'alimentation forcée.
En 1989, à la faveur de l'ouverture réformatrice initiée par Mikhaïl Gorbatchev, Moustafa Djemilev est élu à la tête du nouveau Mouvement national des Tatars de Crimée, alors non enregistré. La même année, il est autorisé à revenir sur la péninsule avec sa famille. Suivront plus de 250 000 Tatars, qui retrouvent une Crimée changée et largement russifiée : même si, en 1954, elle a été transférée à la République socialiste d'Ukraine, la région demeure très majoritairement peuplée de Russes. Les Tatars, après leur retour, ne représentent que près de 14 % de la population contre approximativement 25 % en 1944 et font face à d'inextricables problèmes dans de nombreux domaines : la restitution de leurs biens ; l'accès à l'emploi ; l'éducation ; ou encore la représentation politique. Des problèmes qui, de l'avis de la plupart des observateurs internationaux, tels que l'ONU ou l'OSCE, persisteront après la déclaration d'indépendance de l'Ukraine en 1991.
Moustafa Djemilev jouera un rôle éminent dans la réimplantation des Tatars de Crimée. En 1991, il pousse à la création du Mejlis (Parlement) des Tatars de Crimée, qui s'impose comme la plus haute institution représentative de la communauté. Il la dirige de l'année de sa fondation jusqu'en 2013. Il s'investit également dans la politique nationale ukrainienne : en 1998, il devient député du parti Rukh (Mouvement) à la Verkhovna Rada (Parlement). Entre 2012 et 2014, il est député de Batkivshyna (Patrie), le parti de Ioulia Timochenko, avant de se faire réélire, le 26 octobre 2014, comme numéro cinq de la liste du Bloc de Petro Porochenko.
Moustafa Djemilev s'alarme dès les premiers signes de l'invasion russe de la Crimée, le 27 février 2014. Il affirme immédiatement qu'il craint l'instauration d'une politique discriminatoire, voire une « nouvelle déportation » des Tatars de Crimée par les autorités russes. Comme on pouvait s'y attendre, il appelle son peuple, ainsi que la communauté internationale, à ne pas reconnaître le référendum d'auto-détermination organisé le 16 mars - un scrutin qu'il juge « illégal » et « manipulé » par la Russie. Cette annonce est effectuée depuis la Turquie ; dans la foulée, M. Djemilev apprend qu'il est désormais interdit d'entrée sur le territoire russe pour une période d'au moins cinq ans. Or la notion de « territoire russe » inclut à présent la Crimée...
De nombreuses personnalités de la communauté tatare subissent, elles aussi, des pressions de toutes sortes. Refat Choubarov, chef actuel du Mejlis, est, de même, banni de Russie, et donc de Crimée, pour cinq ans. Dans le même temps, des milliers de Tatars de Crimée sont poussés à l'exil, de façon plus ou moins contraignante. La famille de Moustafa Djemilev, dont la plupart des membres résident toujours en Crimée, n'échappe pas aux « attentions » des nouvelles autorités. Son fils, Khaiser, incarcéré depuis mai 2013 après avoir été accusé du meurtre de Fevzi Edemov, garde de la famille Djemilev, a été transféré à Krasnodar, dans le sud de la Russie, en septembre 2014. Les charges à son encontre sont néanmoins teintées d'interrogations. Moustafa Djemilev voit dans toute cette affaire une pression politique de la part du régime de l'autoritaire Viktor Ianoukovitch. Depuis, deux décisions de la justice ukrainienne et un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme ont ordonné la libération de Khaiser Djemilev, sans qu'ils soient suivis d'effets.
La vie de Moustafa Djemilev se confond avec une longue série d'exils. Celui qui est considéré comme l'un des pères spirituels des Tatars de Crimée doit maintenant recevoir les visiteurs dans son appartement de Kiev. Ouvert à la discussion, il se livre avec patience aux séances photo. Mais sans accorder le moindre sourire. « D'abord, on libère la Crimée, ensuite on pourra sourire pour la photo », lance-t-il avec un humour pinçant. Engoncé dans un costume trop grand pour lui, c'est en tirant longuement sur de fortes cigarettes turques qu'il fait part de ses inquiétudes et de ses espoirs.
S. G.



Sébastien Gobert - Monsieur Djemilev, dès le mois de mars 2014, vous avez dénoncé l'annexion de la Crimée par la Russie en des termes catastrophistes : vous annonciez que les Tatars allaient subir discriminations, expropriations, expulsions, voire une nouvelle déportation. De fait, les autorités russes exercent diverses pressions sur votre communauté, mais nous sommes encore très loin d'une réelle persécution ou d'une déportation de masse. Êtes-vous toujours aussi alarmiste ?
Moustafa Djemilev - Si l'on effectuait aujourd'hui un sondage parmi les Tatars de Crimée sur l'incorporation de la péninsule à la Fédération de Russie, je suis persuadé que les résultats seraient sans appel. La communauté tatare s'est opposée à l'annexion et a largement boycotté le pseudo-référendum du 16 mars. J'estime que 98 % de mes compatriotes souhaiteraient que la Crimée redevienne partie intégrante de l'Ukraine. Mais il n'est plus possible de réaliser un tel sondage ouvertement à cause du climat de terreur qui pèse sur la communauté tatare.
Le plus alarmant, ce sont les enlèvements et les disparitions. Des personnes disparaissent sans faire de bruit, du jour au lendemain ! Et quelque temps plus tard, leurs corps sont retrouvés, pour certains torturés, défigurés... Pour expliquer ce phénomène, les autorités d'occupation inventent des histoires abominables d'overdose de drogue ou de suicide. Ces théories fumeuses sont cousues de fil blanc !
S. G. - Quel est le profil de ces personnes mystérieusement assassinées ? S'agit-il d'adversaires résolus des nouveaux dirigeants ?
M. D. - Nous avons établi des listes de disparus : ils ne sont pas tous des militants pro-ukrainiens ou anti-russes engagés. Le cas d'Edem Asanov est parlant. C'était un jeune homme normal qui aimait le jazz. De temps en temps, il postait en ligne des commentaires dans lesquels il critiquait l'occupation et disait espérer voir la Crimée de nouveau libre. Mais il ne faisait rien de concret ; des gens comme lui, il y en a des centaines. Il a été retrouvé mort le 6 octobre 2014. Nous pensons que ceux qui l'ont tué l'ont choisi au hasard, pour faire comprendre qu'ils peuvent enlever et tuer n'importe qui.
De manière moins dramatique, les occupants multiplient les amendes très élevées, sous les prétextes les plus variés. Les montants sont au minimum de 10 000 roubles (environ 150 euros en décembre 2014) et peuvent aller jusqu'à plusieurs millions de roubles. Pour la plupart des familles, une telle amende signifie la ruine.
On nous fait aussi part de dizaines de perquisitions. Officiellement, elles visent à rechercher des armes ou de la littérature pro-ukrainienne, qui est interdite. Toutes ces descentes sont menées dans la brutalité, en violation des lois existantes, sans le moindre respect de la dignité humaine. Les policiers se livrent à de véritables pillages, devant femmes et enfants. Le but de ces opérations est clair : faire peur à la population tatare, l'humilier à un tel point que de nombreuses personnes décident de quitter la péninsule.
S. G. - Avez-vous une estimation du nombre de vos compatriotes qui ont déjà quitté la …