Les Grands de ce monde s'expriment dans

Dans l'ombre de Bachar el-Assad

Madame Bouthaina Chaabane est la conseillère politique du président Assad et sans doute la femme la plus influente de Syrie. Docteur en littérature anglaise, elle a longtemps enseigné à l'Université de Damas. Reconnue pour son ouverture, elle a incarné la modernité et la volonté de réforme de la Syrie des années 2000. En témoignent quelques récompenses comme, en 2005, le prix de « la femme politique la plus éminente du monde arabe » attribué par la Ligue arabe ou encore, la même année, sa nomination pour le prix Nobel de la paix.
Elle a commencé sa carrière dans l'ombre du président Hafez el-Assad dont elle fut l'interprète puis la conseillère lors des négociations de paix des années 1990 - une expérience qui lui a permis de rencontrer tous les grands dirigeants de la planète et dont elle a tiré la matière de son dernier ouvrage Damascus Diary : an inside account of Hafez al Assad peace diplomacy (New York, Lynne Rienner Publishers, 2012). Sa très bonne connaissance du monde anglo-saxon lui a valu d'être sélectionnée, en 1990, comme boursière du programme Fulbright à l'Université Duke de Durham puis, durant l'automne 2000, d'être invitée comme Distinguished Professor à l'Eastern Michigan University d'Ypsilanti. Membre du Comité central du Baas en 2000, Bouthaina Chaabane a également été directrice du Département des médias étrangers au ministère des Affaires étrangères et porte-parole du gouvernement syrien (2000-2003), puis ministre des Expatriés (2003-2008). En 2011, lorsque survient la crise, nombre d'observateurs s'attendent à ce qu'elle se désolidarise du président Assad et qu'elle fasse défection. Il n'en a rien été. Elle fut même choisie pour accompagner la délégation du gouvernement syrien aux deux conférences de Genève, en 2012 et 2013, afin de tenter de trouver une issue politique au conflit en cours. Depuis que les États-Unis l'ont placée sur la « liste noire » des personnalités syriennes accusées de soutenir le régime, elle n'a accordé que de très rares interviews. C'est la première fois qu'elle accepte de parler à un public francophone. Cet entretien a été conduit au palais présidentiel d'al Rawdah, non loin du mont Qassioun à Damas. L'accueil a été chaleureux, la conversation franche et sans présence sécuritaire. Attachée par-dessus tout à la souveraineté de son pays, Mme Chaabane veut croire en une solution politique. Elle appelle de ses voeux l'ouverture d'un dialogue avec les acteurs extérieurs, à commencer par les grandes puissances qui doivent retrouver le chemin de la diplomatie et - explique-t-elle - se ranger aux côtés de la Syrie dans la lutte contre le terrorisme.
F. P.

Frédéric Pichon - Avant le conflit, vous étiez souvent présentée comme le visage « sophistiqué » de la Syrie, la face moderne du régime : anglophone, titulaire d'un doctorat de littérature anglaise, rompue aux rencontres diplomatiques avec les grands de ce monde. Beaucoup ont espéré en 2011 que vous feriez défection pour vous désolidariser de la politique menée par Bachar el-Assad. Pourquoi ne pas l'avoir fait et regrettez-vous votre choix ?
Bouthaina Chaabane - Si vous le voulez bien, j'aimerais d'abord revenir sur l'expression que vous avez utilisée, celle de visage « sophistiqué » de la Syrie. Les Occidentaux ont tendance à penser que les gens qui adoptent des comportements semblables aux leurs sont plus civilisés et plus modernes que les autres. Pour moi, au contraire, les personnes civilisées sont celles qui restent fidèles à la terre qui les a vues naître. Qu'y a-t-il de rétrograde à aimer son pays, à le servir, surtout dans les circonstances dramatiques que nous connaissons ? L'Occident a commis une grosse erreur en encourageant les Syriens à fuir le régime. Du reste, ces défections ont été très peu nombreuses malgré la constitution par le Qatar d'un fonds spécial destiné à aider financièrement les candidats à l'exil (1). J'ai pu mesurer combien cette démarche participait d'une sorte d'aveuglement occidental. L'Occident n'a rien compris à la Syrie, à son peuple et à son histoire. Notre pays a son propre agenda guidé par ses propres intérêts. Il refuse de voir sa politique dictée de l'extérieur. Je sais que mon départ aurait fait plaisir à tout le monde en Occident ; mais, que voulez-vous, ce n'est pas dans ma nature. Et soyez sûr que je n'ai pas choisi la facilité. J'aimerais être considérée comme « moderne », tout simplement parce que je reste déterminée à défendre mon pays et ma famille.
F. P. - Pourtant, en tant que proche conseillère de Bachar el-Assad, vous faisiez partie de ceux qui soulignaient la nécessité d'entreprendre des réformes. Ces réformes auraient-elles pu éviter la crise qui a éclaté en 2011 ?
B. C. - Vous avez raison, mais les réformes ne peuvent venir que de l'intérieur. Nous l'avons vu en Libye et en Irak : chaque fois que les médias ou les gouvernements occidentaux ont tenté de promouvoir la démocratie, cela a tourné au fiasco. Les « printemps arabes » se sont mués en « catastrophe arabe ». Quand est venu le tour de la Syrie, les mêmes ont commencé à parler de démocratie, de liberté, de droits de l'homme. Malheureusement, les gens soutenus par l'Occident pour mener à bien cette mission étaient soit des individus qui vivaient hors de Syrie depuis longtemps et qui ignoraient tout du pays, soit des extrémistes auxquels l'idée de démocratie était totalement étrangère. Dans leur esprit, le problème n'était pas politique ; il ne s'agissait pas d'encourager un changement de gouvernement ou de président. En fait, dès le départ, les Occidentaux avaient décidé de briser la Syrie. C'est pourquoi la crise actuelle met en cause …