Fin mai 2013, Sergueï Guriev, alors âgé de 42 ans, l'un des économistes les plus en vue de Russie, quittait son pays natal pour s'installer en France (1). Raison de ce départ précipité : pour avoir contribué à un rapport sur l'affaire Khodorkovski qui tranchait avec la version officielle du régime, l'expert avait commencé à être sérieusement inquiété par les autorités. Après avoir connu perquisitions, confiscation d'une partie de sa correspondance et convocations auprès des organes judiciaires, celui qui occupait alors le poste prestigieux de recteur de la Nouvelle école d'économie a décidé de ne pas attendre la suite des événements et mis le cap sur Paris, où il a immédiatement obtenu un poste à Sciences Po. Depuis la capitale française, il continue de suivre avec la plus grande attention l'évolution de sa patrie. M. Guriev livre ici son analyse de la spectaculaire dépréciation du rouble survenue en décembre, dresse un premier bilan des sanctions occidentales consécutives à la politique conduite par Moscou en Ukraine et explique les causes - tant conjoncturelles que structurelles - des difficultés récurrentes que rencontre l'économie russe.
N. R.
Natalia Rutkevich - Le 16 décembre dernier, la Russie a connu un « mardi noir ». Le rouble a chuté en cette seule journée de 20 %, passant le seuil symbolique des 100 roubles pour un euro. On attribue généralement cette dépréciation (entamée en septembre, quand un euro valait 46 roubles) à la conjonction de trois éléments : la baisse du prix du pétrole ; les sanctions occidentales contre la Russie ; et la spéculation internationale contre la monnaie russe. Partagez-vous cette analyse ? Selon vous, lequel de ces trois aspects a joué le rôle le plus important dans le dévissage du rouble ?
Sergueï Guriev - Les deux premiers éléments que vous citez ont bien plus pesé que le troisième. La dépréciation du rouble s'explique avant tout par la chute du prix du pétrole puis, dans un second temps, par les sanctions occidentales. Celles-ci ont accru l'effet provoqué par la baisse du cours de l'or noir. Le mécanisme est relativement simple. Début 2014, le baril de Brent se négociait à quelque 110 dollars. Le cours a ensuite connu une baisse rapide : à la fin de l'année, un baril ne coûtait plus que 60 dollars. Or le produit de l'exportation des ressources naturelles, au premier rang desquelles le pétrole, et les taxes imposées par l'État sur ce secteur, représentent pas moins de la moitié du budget de la Russie ! Les caisses de l'État ont donc subi un important manque à gagner. Autre problème : les banques et les entreprises russes (privées comme publiques) sont lourdement endettées. En principe, l'État et les entreprises auraient pu emprunter sur les marchés internationaux l'argent qui leur manquait afin de « joindre les deux bouts » en attendant que les prix du pétrole se rétablissent. Mais les sanctions les en empêchent...
Pour ce qui concerne la spéculation contre le rouble, elle ne joue certainement pas un rôle clé. Les spéculations qui surviennent sur les marchés internationaux ne font que refléter la façon dont ces marchés perçoivent les risques liés à des investissements dans des actifs libellés en roubles. Étant donné le haut degré d'imprédictibilité de la politique des autorités russes, il n'est guère étonnant que les acteurs du marché cherchent à se débarrasser de leurs roubles...
J'en veux pour preuve les événements des 15-16 décembre derniers : ces jours-là, le prix du pétrole n'a pas connu de baisse sensible, aucune nouvelle sanction n'a été annoncée... et, pourtant, le marché a été pris de panique du fait de transactions opaques et incompréhensibles autour des obligations de Rosneft (2).
N. R. - Dès le lendemain du « mardi noir », le rouble connaissait un rebond spectaculaire (75 roubles pour un euro). Cela s'explique-t-il uniquement par l'intervention de la Banque centrale qui a fait passer les taux d'intérêt de 10 à 17 % ? Plus généralement, quel jugement portez-vous sur les mesures prises par les autorités russes face à cette crise ? Se sont-elles montrées compétentes ou, au contraire, dépassées ?
S. G. - La …
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