Les Grands de ce monde s'expriment dans

Les dérives du capitalisme

Emmanuel Fansten - Dans votre dernier ouvrage, Le Nouveau Capitalisme criminel, vous consacrez une large place à une pratique financière méconnue mais aujourd'hui pointée du doigt à Wall Street : le « trading de haute fréquence ». En quoi s'agit-il, pour reprendre votre expression, du « crime parfait » ?
Jean-François Gayraud - Disons d'abord que cette expression barbare désigne la technique qui fait aujourd'hui fonctionner entre la moitié et les deux tiers des marchés financiers. Le sujet revêt donc une importance considérable. Pour résumer, le trading de haute fréquence permet de passer des centaines de milliers d'opérations à la nanoseconde, en permanence, grâce à des super-ordinateurs bourrés d'algorithmes intelligents.
Dès lors, on peut parler de « crime parfait » pour deux raisons. D'abord, d'un point de vue systémique, l'économie même du trading de haute fréquence consiste à légaliser le délit d'initié, la concurrence déloyale et l'hyper-spéculation. Dans un processus digne de La Lettre volée d'Edgar Poe, la fraude, en devenant omniprésente et aveuglante, finit par devenir invisible. Elle fait corps avec le système. Nous en avons eu une démonstration quasi caricaturale en 2014, quand la société de courtage de haute fréquence Virtu a voulu se faire coter en Bourse à Wall Street pour une capitalisation de près de 2,2 milliards d'euros. Comme tout candidat aux marchés, Virtu a dû dévoiler ses comptes. On découvrit alors que sur près de cinq ans, entre 2009 et 2013, elle n'avait perdu de l'argent qu'au cours d'une seule journée. Une seule fois en 1 238 séances de cotation ! Une telle performance n'est possible que dans un système manipulé.
La seconde raison tient au fait qu'au-delà de son architecture frauduleuse le trading de haute fréquence permet des tricheries systématiques. L'équation combinant de très grands volumes d'opérations et une très grande vitesse rend indétectables les manipulations de cours de Bourse. Résultat : les chutes ou les hausses excessives des cours spolient directement les producteurs, mais aussi les consommateurs. Lorsqu'il est question du prix du blé ou de l'électricité, ce sont des vies qui sont en jeu en bout de chaîne. Combien d'êtres humains auront souffert par la faute de grandes banques ou de fonds spéculatifs qui se seront livrés à des trucages de cours ?
E. F. - Concrètement, comment cette fraude s'opère-t-elle ?
J.-F. G. - La vitesse d'exécution conjuguée aux volumes traités peut libérer les tentations les plus troubles. Il existe de nombreuses tactiques d'abus de marché et de fraudes, même si elles sont encore difficilement identifiables au regard du droit pénal. Les spécialistes leur ont déjà trouvé des noms. La plupart s'apparentent à ce que les Américains appellent le pump and dump, qui vise à faire monter ou baisser artificiellement les cours. Citons, par exemple, le quote stuffing (littéralement : saturation, leurre ou bourrage de cotations), qui consiste à envoyer des séquences d'ordres et d'annulations se succédant à un rythme très rapide, sans rationalité économique apparente, souvent de manière répétitive. Le trader de haute fréquence procède à l'entrée puis au retrait …