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De quoi Daech est-il le nom ?

Grégory Rayko - Comment se fait-il que personne n'ait annoncé l'émergence de Daech ?
François Heisbourg - Pour répondre à cette question, il faut se replonger dans le tourbillon syrien de 2012 et, avant encore, dans l'Irak des années 2000. Dès 2012, on a vu apparaître en Syrie quelques dizaines de groupes djihadistes, petits et grands, changeants, divers, ondoyants, au premier rang desquels le Front Al-Nosra. Daech est alors un groupe parmi d'autres, présent des deux côtés de la frontière syro-irakienne. Soit dit en passant, « Daech » est une excellente façon de le désigner. C'est un terme que ses responsables détestent, car il s'agit de l'acronyme correspondant à la dénomination « État islamique en Irak et au Levant ». Or, désormais, ils ne veulent pas être qualifiés par un acronyme - dont la prononciation correspond, par surcroît, au mot arabe désignant un imbécile maladroit ; ils souhaitent qu'on les appelle « le Califat », un nom plus grandiloquent et qui ne comporte aucune limitation géographique... mais il n'y a vraiment pas de raison de leur faire ce plaisir !
D'où vient ce groupe ? C'est un enfant bâtard de la cellule irakienne d'Al-Qaïda, qui se dénommait depuis 2004 « Al-Qaïda entre les deux fleuves » et qui était dirigée par un Jordanien, Zarkaoui, dont la spécialité était de faire sauter des hôtels en Jordanie et de détruire des mosquées chiites en Irak. Rapidement, Ben Laden a trouvé que Zarkaoui en faisait trop. Il estimait qu'il y avait assez de cibles intéressantes de par ce vaste monde, y compris en Irak même, pour ne pas perdre son temps, en plus, à tuer des chiites.
G. R. - Ben Laden n'était donc pas favorable à une guerre des sunnites contre les chiites ?
F. H. - Ce n'est pas ce que je dis. Ben Laden aurait volontiers exterminé les chiites jusqu'au dernier ! Seulement, il considérait que ce n'était pas à l'ordre du jour. L'Irak était sous occupation américaine ; il convenait donc, du point de vue de Ben Laden, de faire un peu de politique et de ne pas s'acharner sur les chiites - qui par ailleurs passaient une partie de leur temps à se battre contre les Américains. Ben Laden jugeait que la cible prioritaire devait être l'armée américaine. Dès cette époque-là, il y a donc des tensions entre Al-Qaïda « central » et sa déclinaison en Irak.
En 2006, les Américains, sous l'impulsion du général Petraeus, paient les tribus sunnites d'Irak pour que celles-ci se rallient à eux. C'est un succès. Ces tribus ne veulent plus d'Al-Qaïda « entre les deux fleuves ». En mai 2006, Zarkaoui est tué dans un raid aérien américain. Pendant quelques années, on ne parle plus de ce groupe qui existe toujours mais dont la capacité de nuisance est moindre, et qui entre-temps a été définitivement abandonné par Al-Qaïda central. Arrive la guerre civile en Syrie, qui offre toutes sortes de perspectives heureuses aux djihadistes. Ces gens-là avaient leurs propres raisons de se …