Les Grands de ce monde s'expriment dans

L'inconnue saoudienne

Madawi Al-Rasheed est une universitaire d'un genre particulier. Elle a longtemps enseigné l'anthropologie au King's College de Londres, mais cette intellectuelle est aussi une militante : depuis des années, elle se bat pour changer l'ordre établi dans son pays d'origine - une Arabie dont l'épithète « saoudite » lui apparaît comme une imposture.
Cette intellectuelle exilée, déchue de sa nationalité, manie la plume comme si c'était un sabre. Ses très nombreux ouvrages et articles n'ont d'autre but que de déconstruire et de démystifier le régime saoudien. N'épargnant rien ni personne, elle passe au crible de la critique historique la légitimité religieuse du régime, la nation qu'il prétend forger, la définition du masculin et du féminin qu'il impose à la société, sa gestion de la manne pétrolière, sans oublier ses choix en matière de politique étrangère.
Il est vrai que Madawi Al-Rasheed est la descendante d'une dynastie vaincue en 1921 par le fondateur du royaume, le futur Ibn Saoud. Pendant un siècle, les Rashid ont dirigé un embryon d'État, le puissant émirat de Haïl, dans le nord de la péninsule arabique. Mais, pendant la Première Guerre mondiale, ils commettent l'erreur de s'allier aux Ottomans plutôt qu'aux Britanniques, ce qui leur vaut de disparaître du paysage politique au lendemain du conflit. Leur tribu, les Shammar, ne résiste pas aux attaques des Ikhwans (mot arabe qui signifie frères), cette armée de Bédouins fanatisés par la prédication wahhabite dont Ibn Saoud allait se servir pour unifier un vaste territoire et fonder un royaume. Al-Rasheed se défend, pourtant, de toute velléité dynastique.
Contrairement à la plupart des opposants saoudiens, elle ne se prétend ni libérale ni islamiste, mais se présente simplement comme une activiste soucieuse de libertés fondamentales dans un royaume où la liberté d'expression, de réunion et d'association reste strictement muselée. Très active sur les réseaux sociaux et dans les médias électroniques (l'Arabie saoudite détient le record mondial de l'utilisation de Twitter), elle attire inlassablement l'attention sur le sort des prisonniers politiques. Au passage, elle n'oublie pas de tourner en dérision les fatwas, souvent rétrogrades, des oulémas du Palais. Au point que le régime a fini par faire de la possession de ses livres ou de la consultation de ses tweets... un crime passible d'emprisonnement. Un comble d'ironie dans un pays où les femmes ne sont même pas autorisées à conduire une voiture ou à voyager seules !


L. A.-R.


Loulouwa Al-Rachid - Le 23 janvier 2015, Salman Bin Abdulaziz Al-Saoud succède à son demi-frère, le roi Abdallah, décédé à l'âge de 94 ans. Que vous inspire cette nouvelle succession au trône saoudien ? Préfigure-t-elle une instabilité ou des tensions au sein d'une famille royale désormais confrontée au défi de la transmission du pouvoir ?
Madawi Al-Rasheed - La succession s'est déroulée conformément au schéma en vigueur depuis 1953. En effet, depuis la mort d'Ibn Saoud, ses fils se succèdent sur le trône les uns après les autres, le mode de transmission du pouvoir étant adelphique, c'est-à-dire de frère en frère par ordre décroissant selon l'âge et non pas, comme en Europe, du monarque régnant au plus âgé de ses descendants.
Certes, Salman accède au trône à un moment où le royaume fait face à des défis régionaux sans précédent. Le monde arabe tout entier est plongé dans la tourmente, sinon le chaos. Mais, à court et moyen terme, l'Arabie saoudite peut compter sur ses immenses réserves financières (plus de 750 milliards de pétrodollars) ainsi que sur le soutien inconditionnel des puissances occidentales.
En revanche, le nouveau souverain est déjà en fin de carrière : il arrive aux commandes à un âge (79 ans) auquel la plupart des hommes politiques prennent leur retraite. C'est là l'un des principaux dysfonctionnements du modèle successoral saoudien qui intronise des vieillards. Je rappelle que deux princes héritiers s'étaient déjà éteints de vieillesse sous Abdallah avant que la voie ne se dégage devant Salman.
L'horloge biologique (le plus jeune des fils d'Ibn Saoud a 70 ans) pose désormais le problème de la transmission du pouvoir à la génération suivante : celle des petits-fils du fondateur du royaume. Salman a torpillé le plan de succession établi par son prédécesseur et entériné la relève dynastique au profit de la génération des petits-fils d'Ibn Saoud. Il a d'abord évincé son demi-frère, le prince Muqrin, du poste de prince héritier au profit de son neveu, le tout-puissant ministre de l'Intérieur, Mohamad Bin Nayef (55 ans). Mais ce qui frappe est le fait que Salman élève son propre fils, Mohamad Bin Salman, au poste de vice-prince héritier.
Ce poste de vice-prince héritier est une nouveauté dans l'histoire du royaume ; il avait été créé par Abdallah en 2012 afin de relever le défi de la transition en termes non seulement générationnels mais aussi politiques. Il s'agissait de reconnaître officiellement le pouvoir acquis par Mohamad Bin Nayef qui a accompli toute sa carrière au sein du tout-puissant ministère de l'Intérieur. Il l'a hérité de son père, en 2012, et l'a transformé en véritable machine de guerre contre tous les ennemis de la dynastie, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur du royaume. À moins d'une surprise, ce dernier s'imposera probablement comme le premier roi issu de la génération des petits-fils d'Ibn Saoud.
L. A.-R. - Quelles sont les relations entre ces princes de la troisième génération ?
M. A.-R. - Elles sont exécrables ! D'ailleurs, ils ne communiquent plus entre eux que …