L'irruption des « Indignés » a profondément bouleversé la scène politique espagnole. Pourtant, au lendemain du 15 mai 2011, date du premier grand rassemblement des Indignados sur la Puerta del Sol - le coeur symbolique de Madrid -, la plupart des observateurs affirmaient que ce mouvement de colère dénonçant les mesures d'austérité et la « dictature des pouvoirs financiers » n'aurait que des effets limités. De nombreuses manifestations allaient certes se produire mais, pensait-on, cet embrasement aux fortes teintes libertaires n'aurait pas d'incidence sur l'échiquier politique. Pablo Iglesias, politologue portant queue de cheval et collier de barbe, né à Madrid en 1978, s'est employé à prouver le contraire. Avec succès.
Très influencé par Antonio Gramsci, ce docteur en sciences politiques de l'université Complutense de Madrid est tout d'abord apparu dans un programme de télévision retransmis sur Internet et quelques chaînes locales, La Tuerka, « la Vis » - une métaphore illustrant le prétendu assujettissement de la société espagnole aux pouvoirs financiers internationaux. Après le 15 mai 2011, l'homme est invité sur tous les plateaux de télévision : il se fait le porte-parole de la contestation qui prend pour cible un « régime politique fatigué » dont il prédit la prochaine désintégration.
Quoique très habile dans les joutes oratoires, ce fils d'une avocate et d'un inspecteur du travail - et petit-fils d'un célèbre dirigeant républicain persécuté par les franquistes - ne sera réellement pris au sérieux par la classe politique qu'à partir de janvier 2014, quand il fonde un parti, Podemos (Nous pouvons), dont l'ambition n'est ni plus ni moins que de s'emparer du pouvoir par les urnes et d'évincer « la caste ». Ce terme, dans la bouche du jeune leader, désigne un establishment qui tiendrait les rênes du pays depuis la mort du dictateur Franco et serait responsable d'une « gouvernance défaillante » et d'une « corruption généralisée ».
Il n'est pas facile de définir Podemos. Ses modèles sont avant tout Syriza d'Alexis Tsipras ou le Front de gauche de Jean-Luc Mélenchon. Cependant, sur le plan idéologique, Pablo Iglesias récuse la traditionnelle dichotomie entre gauche et droite et préfère l'opposition entre démocratie et dictature, cette dernière étant, selon lui, surtout le fait des pouvoirs financiers. Réclamant la fin de la monarchie et l'avènement d'une démocratie participative, Podemos est perçu par la droite au pouvoir comme un « mouvement d'extrême gauche, antisystème et aux accents soviétiques », selon la formule d'Esperanza Aguirre, chef de file du Parti populaire de Madrid. Sur le plan économique, ces indignés préconisent un revenu minimum universel, la semaine de 35 heures, la retraite à 60 ans maximum et le plafonnement des hauts salaires.
Pablo Iglesias se trouve aujourd'hui à la tête d'une formation qui compte davantage d'affiliés (207 000) que le Parti socialiste (PSOE) et qui a créé une première surprise aux élections européennes de mai 2014 en obtenant 8 % des voix et 5 députés (sur 54). Lors des régionales et municipales du 24 mai 2015, elle est devenue la troisième force nationale - derrière le Parti populaire (PP, droite libérale, actuellement au pouvoir) et le PSOE -, si bien qu'elle joue un rôle décisif dans la constitution de l'exécutif de plusieurs communautés autonomes comme les Asturies, les Baléares, Valence ou l'Aragon. En outre, son soutien a permis de porter deux candidates de la gauche radicale à la tête de Madrid et de Barcelone, les deux principales villes du pays.
Bien entendu, formé dans la culture des assemblées populaires et d'Internet, Podemos est omniprésent sur les réseaux sociaux. Le parti compte près d'un million de sympathisants sur Facebook et, sur Twitter, Pablo Iglesias est plus suivi que le chef du gouvernement conservateur Mariano Rajoy. Son prochain grand test aura lieu lors des législatives, en novembre prochain.
F. M.
François Musseau - Le dimanche 24 mai ont eu lieu des élections régionales et municipales (1) où votre parti, Podemos, a réalisé un bon score au travers de « listes d'union populaire » - surtout à Madrid, Barcelone, Valence et Saragosse. Quelle analyse faites-vous de ce scrutin ?
Pablo Iglesias - Je crois qu'il y a deux enseignements majeurs à en tirer. Le premier, c'est que, comme à d'autres moments de l'histoire politique de l'Espagne, les grandes villes sont les locomotives du changement. Nos résultats y ont été excellents. Le second tient à l'usure du bipartisme. Le Parti populaire et le Parti socialiste ont obtenu les pires résultats de leur histoire ; et depuis quelques années, élection après élection, leurs scores ne cessent de baisser. On peut affirmer que l'Espagne ne se comprend plus au travers de ces deux formations. Il y en a désormais au moins une troisième, la nôtre. Il n'en demeure pas moins que la décadence de ces vieux partis de pouvoir ne se produit pas aussi vite que nous le souhaiterions ! Mais un élément nous réjouit beaucoup : une enquête d'opinion post-électorale indique que, pour 30 % des Espagnols, Podemos est le grand vainqueur du 24 mai. Et, selon la même source, pour 58 % des gens, le leader qui sort renforcé du scrutin n'est autre que Pablo Iglesias. On peut donc, à mon avis, parler d'une victoire symbolique qui nous met en bonne position pour livrer la grande bataille que seront les législatives de novembre prochain.
F. M. - Le jeu des alliances dans les exécutifs régionaux bat son plein depuis début juin. Là où vous êtes minoritaires, vous allez devoir sceller des ententes ou, en tout cas, vous rapprocher de certains partis. Vous qui vous dites anti-système, quelles sont les lignes rouges que vous vous êtes fixées vis-à-vis de ceux que vous appelez « la caste » ?
P. I. - Nous pensons qu'il faut expulser le Parti populaire des institutions. Non pas parce que c'est une formation de droite mais parce que c'est le parti qui a appliqué les politiques d'austérité et qui a instauré la corruption comme système de gouvernement. Quant au Parti socialiste, nous pourrions nous entendre avec lui... à condition qu'il opère un virage à 180 degrés ! Concrètement, nous exigerions tout d'abord qu'il applique une « tolérance zéro » vis-à-vis de la corruption et, ensuite, qu'il soutienne des programmes d'assistance aux citoyens destinés à pallier les effets dévastateurs de l'austérité.
F. M. - Podemos est un parti désormais structuré. Quelle est votre influence sur les « listes d'union populaire » qui ont si bien fonctionné dans les grandes villes ?
P. I. - Nous sommes très fiers d'avoir instauré dans ce pays une méthodologie nouvelle, notamment des primaires où tous les citoyens peuvent voter pour désigner ceux qui seront nos candidats. Nous ne souhaitons pas être un parti comme un autre. Podemos n'est pas une fin en soi, mais un instrument. Et cet instrument doit permettre à n'importe …
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