Edi Rama est un politicien à part dans les Balkans. Fils du sculpteur Kristaq Rama, il commence une carrière de basketteur professionnel pour devenir, finalement, artiste plasticien. Il s'exile à Paris au milieu des années 1990, sous le gouvernement de Sali Berisha, avant d'être appelé à Tirana par le premier ministre socialiste Fatos Nano, en 1998, afin de prendre en charge le ministère de la Culture. Deux ans plus tard, il est élu maire de Tirana, puis réélu en 2004. Il engage alors une profonde politique de rénovation urbaine : les bâtiments staliniens sont repeints de couleurs vives et tout le centre de la capitale albanaise est réhabilité. Les petits commerces clandestins qui avaient envahi les parcs et les jardins sont chassés de l'espace public. Le maire met aussi en place un système de gouvernance électronique permettant à ses administrés de le saisir directement. En 2004, il est élu « maire de l'année » par le think tank City Mayors.
Après la défaite des socialistes aux élections législatives de 2005, il prend la tête du PS, succédant ainsi à Fatos Nano. En 2011, il perd la mairie de Tirana à l'issue d'un scrutin controversé. Mais il tient sa revanche en juin 2013, lorsqu'il bat très largement le Parti démocrate de Sali Berisha et accède au poste de premier ministre. Se réclamant d'une gauche réformiste, Edi Rama entend mener une politique de lutte contre la corruption et de modernisation de l'Albanie - un pays qui demeure, avec le Kosovo et la Moldavie, l'un des plus pauvres du continent européen. L'État albanais, membre de l'Otan depuis 2009, a le statut officiel de candidat à l'Union européenne depuis 2014, mais n'a pas encore ouvert de négociations d'adhésion. Edi Rama a également entamé une politique de rapprochement avec le Kosovo, tout en effectuant, en novembre 2014, une visite historique à Belgrade.
J.-A. D. et L. G.
Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin - Monsieur le Premier ministre, vous avez fait de la lutte contre la corruption l'une de vos priorités. Ce fléau est-il donc si présent en Albanie ?
Edi Rama - La corruption a deux visages. Il existe une corruption secrète qui est présente partout, y compris dans les pays les plus développés. L'autre face de ce phénomène est plus visible, plus brutale, et s'exprime surtout dans les États moins avancés. Le plus grand des défis, ce n'est pas de mettre les corrompus et les corrupteurs en prison, c'est de moderniser le pays. Ce ne sont pas les citoyens qui pervertissent le système, c'est le système qui corrompt les citoyens. Je n'ai jamais vu d'Albanais conduire en Allemagne sans boucler leur ceinture de sécurité, alors que j'ai vu des Allemands, pourtant si disciplinés chez eux, ne pas prendre la peine de boucler leur ceinture en Albanie ! Ce sont pourtant les mêmes personnes, mais elles agissent de manière totalement différente selon l'endroit où elles se trouvent. Ce que révèle cet exemple, c'est la capacité des institutions à changer les pratiques sociales.
J.-A. D. et L. G. - Quels résultats avez-vous obtenus depuis votre arrivée au pouvoir ?
E. R. - Les consciences évoluent. Les gens comprennent qu'il est temps de créer un État de droit, un véritable espace de légalité. Permettez-moi juste une anecdote. Pour la première fois depuis la chute du communisme, les députés et les ministres écopent de contraventions s'ils garent mal leurs voitures. Autrefois, ils stationnaient n'importe comment, avec la certitude que la loi ne les concernait pas. Nous avons aussi fait passer une disposition interdisant de fumer dans les restaurants, les bars et les espaces publics, et elle est respectée ! Ce qui montre bien que nos concitoyens sont prêts pour le changement.
Nous avons également hérité d'une situation catastrophique dans le secteur de l'énergie. L'opérateur qui assurait la distribution électrique avait accumulé un milliard d'euros de dettes à cause des factures impayées et des fraudes : de nombreuses personnes se branchaient illégalement sur le réseau, sans régler leur consommation. L'entreprise était au bord de la faillite. Pour la sauver, l'État a injecté 150 millions d'euros d'argent public. Mais nous avons clairement fait comprendre qu'il n'était plus possible que la moitié des Albanais paie et l'autre pas. Le Code pénal a été modifié : désormais, la fraude est assimilée à du vol et peut valoir des peines de prison. Cette politique de fermeté a reçu un soutien populaire incroyable. Ces trois derniers mois, 250 000 foyers ont régularisé leur situation et signé des contrats. Nous avons récupéré plus de 150 millions d'euros d'impayés. Une telle mesure aurait pu coûter très cher politiquement au gouvernement. Eh bien, contre toute attente, 80 % des gens nous approuvent. Une conscience civique est en train d'émerger.
J.-A. D. et L. G. - La politique de destruction des constructions illégales que vous avez engagée suscite-t-elle la même adhésion ?
E. R. - Oui, à plus de 70 …
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