Les Grands de ce monde s'expriment dans

Ukraine : le combat des valeurs

Il ne se présente pas comme l'homme du changement mais, plutôt, comme le porte-parole de la génération du changement. Moustafa Nayem ne se vante jamais d'être à l'origine des premières protestations de l'EuroMaïdan. C'est pourtant ce journaliste très actif sur les réseaux sociaux qui, le 21 novembre 2013, a lancé le premier appel à se rassembler sur Maïdan Nezalejnosti, la place de l'Indépendance à Kiev, afin de protester contre le report de la signature d'un ambitieux accord d'association avec l'UE décidé par le président Viktor Ianoukovitch.
Moustafa Nayem préfère insister sur la mobilisation civique sans précédent qui s'est ensuivie. Au cours de l'hiver, des dizaines de milliers de volontaires, des centaines de milliers de manifestants, des millions de citoyens ulcérés par la corruption systématique de l'exécutif mènent la « Révolution de la Dignité ». L'un de leurs porte-voix est « Hromadske TV » (TV Publique, en ukrainien), une chaîne diffusée sur Internet que Moustafa Nayem a co-fondée quelques semaines avant le début des événements.
Reporter pour divers médias depuis 2004, l'homme multiplie les enquêtes sur la corruption et les abus de pouvoir qui prédominent dans le système politique et administratif post-soviétique. Il accède à une notoriété nationale en 2009 en tant que journaliste du « Shuster Live », le talk-show politique le plus populaire du pays. Face à Viktor Ianoukovitch, alors en campagne pour la présidence de la République (il sera élu en 2010), Moustafa Nayem révèle pour la première fois un scandale d'État : en 2002-2003, alors qu'il occupait le poste de premier ministre, M. Ianoukovitch a mis la main sur le domaine de Mejihyria, une résidence gouvernementale qu'il a privatisée à son profit en mettant en oeuvre des schémas de corruption élaborés et où il a fait édifier un palais dont la construction a coûté plusieurs millions d'euros. Visiblement déstabilisé par la démonstration implacable de son interlocuteur, le futur président se contente d'inciter ce dernier à la prudence, n'hésitant pas à lui adresser cette menace à peine voilée : « Puisque vous n'êtes pas mon ami, cela veut dire que vous êtes mon ennemi. »
Mejihyria deviendra, par la suite, le symbole des excès de Viktor Ianoukovitch et de sa verticale du pouvoir : la « Famille ». Moustafa Nayem, lui, s'impose comme l'une des voix les plus actives de l'opposition au nouveau régime. Dans un contexte marqué par la répression de la liberté d'expression, il entre en conflit avec plusieurs rédactions avant de créer, nous l'avons dit, sa propre web-télévision, Hromadske TV.
Toujours sur la brèche, Moustafa Nayem et ses collègues inaugurent un type de journalisme engagé, à la limite du militantisme. De quoi multiplier les allégations de complicité avec telle force politique ou tel oligarque. Moustafa Nayem balaie ces accusations et répète à qui veut l'entendre que s'il est aussi mobilisé, c'est pour une Ukraine indépendante, démocratique, régie par l'État de droit, moderne et européenne.
L'Europe est son mantra, pour ses principes de justice et de tolérance. Né à Kaboul, en Afghanistan, il a emménagé à Kiev à l'âge de neuf ans, en 1990. Son père, veuf, s'y est remarié avec une Ukrainienne. La famille recomposée a assisté à l'effondrement de l'Union soviétique. Elle n'a plus quitté l'Ukraine indépendante, un pays dont Moustafa Nayem affirme qu'il ne s'y est jamais senti comme un étranger. Brièvement arrêté par la police en 2010 sur fond de discrimination raciale, le journaliste a fait sensation en clamant publiquement que « la xénophobie ne doit pas devenir le visage de la nationalité ukrainienne ». Aujourd'hui, il en est persuadé, son Ukraine est l'un des États les plus tolérants d'Europe.
Si l'annexion de la Crimée et la guerre du Donbass constituent d'ultimes soubresauts de la dislocation de l'empire soviétique, elles n'ont fait que renforcer l'identité ukrainienne de Moustafa Nayem. Il y voit même un « signe du destin » : quand les chars russes sont apparus sur le territoire ukrainien, il avait 33 ans - l'âge qu'avait son père quand l'Armée rouge a envahi l'Afghanistan. Reste à savoir ce que ce parallèle peut impliquer pour son avenir...
Lui se concentre sur le présent. Officiellement, il n'est plus journaliste mais, depuis les élections législatives d'octobre 2014, député de la Verkhovna Rada, au sein du Bloc de Petro Porochenko. Ce groupe, subordonné au président de la République (élu à ce poste le 25 mai 2014), est la principale formation de la coalition gouvernementale. Une nouvelle étape dans le militantisme de Moustafa Nayem et de nombreux autres activistes civiques entrés en politique après la Révolution de la Dignité. Devenu homme politique, l'ancien journaliste affirme conserver son indépendance, son originalité et, surtout, sa liberté de parole.
S. G.



Sébastien Gobert - Pouvez-vous expliquer les raisons de votre entrée en politique ?
Moustafa Nayem - Je crois que chaque génération connaît, tôt ou tard, un moment charnière. Devons-nous demeurer observateurs ou devenir acteurs ? Critiquer les politiciens et imaginer un futur idéal sans entrer dans le système, ou bien nous jeter dans l'arène et construire ce futur ? En présentant cette alternative, je ne dis pas que tout le monde doit absolument se lancer en politique. Moi-même, j'ai été journaliste pendant plus de dix ans ! Un peu militant, certes, mais j'étais surtout habitué à observer, interroger, critiquer...
À l'été 2014, quand nous avons enfin obtenu la dissolution du Parlement issu de l'ancien régime et l'organisation d'élections législatives anticipées, je n'imaginais pas que j'allais me lancer en politique. Pendant des années, j'avais expliqué qu'il fallait se méfier des hommes politiques, qu'il fallait les contrôler le plus possible. Mais mes collègues issus de la société civile et moi-même avons jugé que notre entrée en politique amorcerait un changement des mentalités et contribuerait à l'adoption et à l'application d'une meilleure législation.
Ce fut une décision difficile, mais je suis convaincu que ce fut la bonne. En siégeant à la Rada, nous pouvons canaliser notre militantisme, notre énergie et notre expérience pour obtenir des résultats concrets. Aujourd'hui, plusieurs mois après avoir été élus, nous ne sommes toujours pas des politiciens professionnels, loin de là. Nous nous voyons comme des artisans du changement. Notre motivation ne réside pas dans l'argent ou le pouvoir, mais dans nos valeurs et notre code d'éthique.
S. G. - Pourquoi avoir choisi de rejoindre la liste du Bloc de Petro Porochenko ? Vous avez dû vous y associer à certains professionnels de la politique plus ou moins recommandables (1). Cette affiliation ne représente-t-elle pas un premier compromis dans votre ambition de changement ?
M. N. - Je ne le conteste pas. Pour moi et pour mes collègues Serhiy Leshchenko et Svitlana Zalishtchouk (2), ce fut, effectivement, le premier compromis de notre carrière politique. Je vais vous expliquer les raisons de cette décision.
En septembre 2014, quand nous avons fait ce choix, nous n'étions pas prêts à créer notre propre parti de jeunes réformateurs. Nous ne disposions d'aucune ressource financière ou logistique, d'aucun réseau. Or pour bâtir la machine électorale d'un parti sérieux, il faut des années ! D'ailleurs, les petites formations qui se sont présentées aux élections n'ont eu aucune chance. Il est vrai que nous avions aussi la possibilité de nous présenter en tant que candidats indépendants dans des circonscriptions uninominales (3). Mais pour mener campagne, il fallait dépenser au moins 1 million de hryvnias (soit environ 45 000 euros). Je ne disposais pas de cette somme. En outre, la guerre du Donbass battait déjà son plein. Des millions de citoyens contribuaient financièrement à l'effort de guerre et se dévouaient en tant que volontaires pour soutenir nos troupes. Il était hors de question de solliciter un soutien financier auprès de nos sympathisants.
Il nous a donc fallu …