Thomas Piketty est aujourd'hui l'économiste français le plus connu dans le monde. Il doit cette notoriété à son ouvrage, Le Capital au XXIe siècle, paru au Seuil, en 2013. Un livre très dense, qui décrit et dénonce la croissance des inégalités dans la Vieille Europe et le Nouveau Monde. Thomas Piketty a toujours évolué dans un milieu de gauche : dès son enfance, auprès de ses parents proches de Lutte ouvrière, puis pendant ses études à l'École normale supérieure, dont il sera un brillant élève. Ses passages à la London School of Economics et au MIT lui permettront de se familiariser avec le monde anglo-saxon qui exerce sur lui une certaine fascination. Lauréat, en 2002, du Prix du meilleur jeune économiste de France, il va participer activement à la création de l'École d'économie de Paris. Il en sera le premier directeur - il y est toujours professeur - jusqu'en 2007. Cette année-là, il démissionne de la direction de cet établissement pour devenir le conseiller de Ségolène Royal à l'occasion de la campagne présidentielle. En 2012, avec d'autres économistes de gauche, il soutiendra la candidature de François Hollande. Aujourd'hui, comme on le verra dans cet entretien, il porte un jugement sans concession sur la politique de « son » candidat.
À sa sortie, Le Capital au XXIe siècle connaît, en France, ce qu'on appelle un succès d'estime. Dans ce monde impitoyable des économistes, on a souvent la dent dure contre ses confrères. C'est là que le coup de pouce du destin intervient : aux États-Unis, le débat sur les inégalités monte à l'approche de la présidentielle de 2016. Hillary Clinton veut faire de la paupérisation des classes moyennes l'un des thèmes majeurs de sa campagne. Les Démocrates américains découvrent ce jeune économiste français et relancent son livre avec toute la puissance que les Américains savent donner à la communication. Thomas Piketty est reçu par Barack Obama. Le keynésien Paul Krugman, prix Nobel d'économie 2008, assure la promotion de ses idées (ne serait-ce que parce qu'elles rejoignent les siennes). Le Capital au XXIe siècle devient un best-seller planétaire.
Proche de la nouvelle gauche européenne - qui émerge, en particulier, en Espagne avec le phénomène Podemos et au Royaume-Uni où le Labour s'est donné pour chef le « radical » Jeremy Corbyn -, Thomas Piketty est un europhile convaincu qui ne veut pas détruire le système mais le réorienter. Il plaide pour une Europe plus démocratique dotée de nouvelles institutions. Avec, entre autres suggestions, la création d'une Chambre qui rassemblerait des députés des Parlements nationaux (parallèlement au Parlement européen) et disposerait de pouvoirs réels en matière économique, budgétaire et sociale.
J.-M. Q.
Jean-Michel Quatrepoint - Au plus fort de la crise grecque, vous avez affirmé avec force votre refus d'un Grexit, tout en prônant une vraie restructuration de la dette. Il n'y a effectivement pas eu de Grexit mais, a contrario, un plan d'austérité encore plus draconien et une mainmise encore plus spectaculaire de la troïka sur Athènes. Ce « énième » plan est-il viable ?
Thomas Piketty - Non. Et je pense qu'il y aura d'autres plans infligés à la Grèce. Le dernier en date reprend les mêmes objectifs d'excédents primaires (c'est-à-dire le solde entre les recettes et les dépenses du budget hors service de la dette) que les plans précédents. Or chacun sait qu'il sera impossible d'atteindre de tels résultats. Mais les Européens refusent de regarder les réalités en face. S'il est normal de demander des efforts aux Grecs, il faut s'en tenir à des objectifs d'excédents primaires réalistes. Le PIB grec est à 25 % en dessous de son niveau de 2007. Il faudra beaucoup de temps pour remonter la pente. Il est donc totalement irrationnel d'asphyxier ainsi l'économie grecque.
J.-M. Q. - De la part des Allemands et de l'Eurogroupe, il s'est agi d'une décision politique. On a présenté Wolfgang Schäuble comme le méchant ; mais n'est-il pas tout simplement dans la logique d'une zone euro qui n'est, en réalité, qu'une zone mark et dont le principe directeur est : « Si vous voulez rester dans l'euro, vous appliquez les règles que nous avons édictées » ?
T. P. - On est dans l'irrationnel puisque, au fond, chacun est parfaitement convaincu que l'on finira par renégocier le montant de la dette grecque. Des personnes comme Schäuble prétendent incarner l'Europe !
J.-M. Q.- Il n'est pas irrationnel, il est logique par rapport à ce qu'il croit !
T. P. - Mais non, il est complètement irrationnel. Il serait plus efficace pour les créanciers, à commencer par les Allemands, de se contenter d'un excédent primaire grec réaliste, léger, et de tout faire pour rétablir l'économie grecque. C'est leur seule chance d'être remboursés un jour. Que pouvez-vous espérer d'un malade qui ne produit plus rien ?
J.-M. Q. - Sur le plan du raisonnement économique, vous avez raison. Telle est bien la pratique lorsque l'on restructure une entreprise. Mais là, on est dans la politique. Et du point de vue de Berlin, il fallait faire un exemple : punir les Grecs afin de montrer aux autres peuples qui seraient tentés par une politique différente qu'il n'y a pas de solution alternative et que la seule voie est la rigueur allemande...
T. P. - C'est un système de croyance intéressant ! Mais en raisonnant ainsi on ne se place pas dans une logique démocratique. L'UE prend des décisions de manière caricaturale. On obtiendrait beaucoup plus de résultats s'il y avait un minimum de délibération parlementaire publique et si l'on abandonnait ces réunions de l'Eurogroupe ou des chefs d'État, à huis clos, qui durent une nuit entière...
J.-M. Q. - C'est ainsi que …
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