Il arrive que les dirigeants qui ont pris du recul par rapport à l'action politique portent un jugement plus lucide - et, parfois, plus sévère - sur les principaux événements qui se déroulent dans leur pays comme sur la scène internationale. Enrico Letta, évincé il y a vingt mois du poste de premier ministre d'Italie, possède la connaissance intime des grands dossiers propre à ceux qui ont été aux commandes mais, aussi, la profondeur d'analyse et le détachement des meilleurs experts - statut qui est désormais le sien, l'homme étant devenu, début septembre, le doyen de l'École des affaires internationales de Sciences Po à Paris.
Intellectuel raffiné à l'esprit brillant, ce catholique pratiquant originaire de Pise, fils d'un professeur émérite de mathématiques, est un Européen convaincu. À l'Université, il milite dans les rangs des jeunes démocrates européens tout en menant de pair des études d'excellence : sciences politiques et doctorat de recherche en droit communautaire. En 1998, à 32 ans, il est nommé ministre des Affaires communautaires dans le gouvernement de gauche de Massimo D'Alema. L'année suivante, il troque ce portefeuille contre celui de l'Industrie et du Commerce, qu'il détiendra jusqu'en 2001. En 2003, il devient professeur à l'Institut supérieur Sant'Anna de Pise, puis enseigne en 2004 pendant un an à HEC Paris, avant d'aller siéger pendant cinq ans à Strasbourg comme député européen dans les rangs de l'Olivier, le parti de Romano Prodi. En 2009, il publie un livre au titre ambitieux : Construire une cathédrale. Pourquoi l'Italie doit penser en grand.
Au lendemain des élections législatives de février 2013 marquées par l'affirmation des populistes du « Mouvement Cinq Étoiles » qui se sont emparés d'un quart des sièges au Parlement, Enrico Letta, alors numéro deux du Parti démocrate, est appelé par le président de la République Giorgio Napolitano pour résoudre une crise politique compliquée. Le 24 avril 2013, il forme un cabinet d'« union nationale » - le premier depuis la Libération - comprenant quatre ministres de Silvio Berlusconi.
Président du Conseil pendant neuf mois, il va surmonter tous les obstacles à force d'habiles médiations politiques, désamorçant les crises et gouvernant en bonne entente avec des ministres de droite. Il est ainsi parvenu à faire voter diverses lois anti-corruption, à rationaliser la gestion des finances publiques, à réformer le fisc et à relancer l'emploi. Parlant à la perfection l'anglais et le français, il a été bien accueilli à Bruxelles ; il y a réaffirmé l'ancrage de l'Italie en Europe, à une époque où la percée des europhobes donnait à craindre que l'Italie ne sorte de la monnaie unique.
S'il s'est montré fin manoeuvrier dans ses rapports compliqués avec Silvio Berlusconi tout au long de l'année 2013, il n'a en revanche pas vu venir le danger au sein même du Parti démocrate. Le 8 décembre 2013, le jeune et ambitieux maire de Florence, Matteo Renzi, se lance avec fougue dans la conquête du pouvoir, oubliant les promesses de collaboration loyale avec le gouvernement qu'il venait tout juste de formuler. La vieille garde du parti est écartée sans ménagements et Enrico Letta est lui-même mis en minorité par 136 voix contre 16 seulement au sein de la direction nationale. Il ne lui reste plus qu'à remettre sa démission deux jours plus tard, le 13 février 2014, au président Giorgio Napolitano.
Enrico Letta a très mal vécu cette éviction à la hussarde. Lors de la passation de pouvoirs au Palais Chigi, il a dérogé aux habitudes établies en refusant de serrer la main de Matteo Renzi qui lui succédait, détournant même la tête au moment de lui transmettre la traditionnelle clochette qui rythme les débats des Conseils des ministres. En juin 2015, il démissionne du Parlement pour devenir à Paris, on l'a dit, doyen de l'École des affaires internationales de Sciences Po. Retraite politique ou simple parenthèse dans une vie nourrie de passion pour la chose publique ? Il ne faut jurer de rien...
R. H.
Richard Heuzé - Comme président du Conseil d'avril 2013 à février 2014, de même que dans toute votre activité politique et universitaire, vous avez toujours placé l'Europe au coeur de vos préoccupations. Elle se trouve aujourd'hui aux prises avec deux défis historiques : la crise grecque et ses implications économiques et institutionnelles ; et l'arrivée massive de migrants et de réfugiés. En quelques mots, quelles réflexions ces deux dossiers vous suggèrent-ils ?
Enrico Letta - Le drame « euro-grec », d'abord. Je crains qu'on n'en ait pas encore vu la fin. En tant qu'Européen convaincu j'ai été choqué par l'absence de la Commission sur la photo de la réunion décisive Tsipras-Merkel-Hollande qui était, en quelque sorte, le symbole de la dernière négociation à Bruxelles en plein été. La question grecque doit être gérée avec les institutions européennes, pas sans elles. J'ajoute que la présence si importante du FMI n'aide pas et n'a pas aidé. Pour l'Europe, la Grèce est un problème interne. C'est donc à nous, Européens, de le résoudre. Dans le cas contraire, nos opinions publiques, en voyant le FMI en première ligne, adopteront une attitude négative.
R. H. - Comment jugez-vous la politique d'Angela Merkel, aussi bien vis-à-vis de la Grèce que face au problème des migrants ?
E. L. - Le leadership qu'elle exerce lui vient, d'une part, de sa longue expérience et, d'autre part, de la force objective de l'économie allemande. Elle agit - et c'est naturel - en tenant toujours compte des priorités de l'Allemagne. Or, aujourd'hui, il apparaît que les Allemands ne sont pas trop soucieux de progresser vers une véritable intégration européenne. Par conséquent, le rôle clé est celui du leadership de la chancelière. Et, sur le sujet des migrations, les choix courageux que Mme Merkel vient de faire sont la démonstration de sa profonde conviction pro-européenne et de son sens de la solidarité.
R. H. - On a parlé, au début de l'été, d'un « pacte secret » qu'auraient passé Angela Merkel et François Hollande pour exclure des processus européens de prise de décision les pays récalcitrants à l'intégration politique et à la discipline budgétaire. Partagez-vous cette approche ?
E. L. - Je ne pense pas qu'il existe des pactes secrets. En revanche, je pense qu'un axe franco-allemand fort peut pousser de façon décisive vers l'Union fédérale de la zone euro, ce qui reste le but premier. Si la coopération franco-allemande va dans cette direction, alors il faut la soutenir. Il faut donc une Union qui soit clairement à deux vitesses et dont l'un des objectifs serait de conserver la Grande-Bretagne en son sein. Comment convaincre les électeurs britanniques de rester parmi les 28 ? À mon sens, il convient de leur faire passer le message suivant : « Partagez ce que vous aimez, c'est-à-dire surtout le marché unique. Quant à l'intégration fédérale, nous allons la faire sans vous. Vous pouvez rester dans cette enceinte sans avoir à accepter davantage d'intégration. »
N'oubliez pas que le but majeur des 19 États de …
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