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La grande peur des Serbes de Bosnie

Ces derniers mois, alors que l'Europe traverse une crise migratoire sans précédent, les médias occidentaux s'intéressent de nouveau aux Balkans - mais uniquement parce que des centaines de milliers de réfugiés transitent par ces pays. La situation politique intérieure, elle, demeure largement négligée, en particulier celle de la Bosnie-Herzégovine. Or la Republika Srpska - l'une des deux entités qui forment cet État né sur les cendres de l'ex-Yougoslavie - vient d'organiser, en septembre, un référendum par lequel elle s'est prononcée en faveur de l'autonomie de son système judiciaire, ce qui préfigure une autodétermination prochaine. Et les velléités indépendantistes de cette petite république de 24 857 km2 pourraient bien avoir un impact majeur sur une région dont la stabilité n'a jamais été la caractéristique première...
L'architecture institutionnelle de la Bosnie-Herzégovine date des accords de Dayton qui, en novembre 1995, mirent fin à la guerre fratricide entamée en avril 1992 entre Serbes orthodoxes, Croates catholiques et Bosniaques musulmans. En créant une nation « bicéphale » - constituée, d'une part, de la Republika Srpska, de l'autre de la Fédération croato-musulmane -, ces accords ont, dans un premier temps, ramené la paix. Mais ils n'ont pas rempli leur but ultime, qui était d'instaurer une stabilité durable. La jeune nation bosnienne est aujourd'hui un véritable mille-feuille administratif, mal contrôlé par le pouvoir central - une présidence à trois constituée d'un Serbe, d'un Croate et d'un Bosniaque musulman - et administré, dans certains domaines, par un haut représentant de l'ONU (1).
Vingt ans après Dayton, les Serbes de Bosnie (36 % de la population totale de la Bosnie-Herzégovine) sont les plus ardents défenseurs du système que ces accords ont engendré. Ils estiment, en effet, que ce mécanisme leur a offert une entité, la Republika Srpska, qui leur a permis de protéger leurs droits. En revanche, les Bosniaques musulmans défendent un projet « unitaire » qui réduirait nettement les attributions des deux entités au profit du centre. Étant donné leur poids démographique (45 % de la population), une telle évolution équivaudrait à étendre leur pouvoir (actuellement limité au centre du pays autour des grandes villes) aux confins de la Serbie et de la Croatie. D'autant que le projet de confédéralisation renforcée cher aux Croates (15 % de la population) peut provoquer un délitement du territoire bosnien (2).
Dans ce contexte, le président de la Republika Srpska (RS) a une grande partie de l'avenir entre ses mains. Milorad Dodik est un homme d'affaires reconverti dans la politique à la fin des années 1990. À la tête de l'Alliance des sociaux-démocrates indépendants (SNSD), socialiste et pro-européen, il a été à deux reprises premier ministre de la RS dans les années 2000, avant d'être élu président en octobre 2010 puis réélu en octobre 2014. La communauté internationale l'a au départ soutenu, satisfaite de voir à ce poste un modéré et non pas un nationaliste (le Parti démocratique serbe, de Radovan Karadzic, compte toujours de nombreux partisans). Mais, dernièrement, M. Dodik a évolué dans ses positions : face à ce qu'il perçoit comme l'aspiration des Bosniaques musulmans à réduire l'autonomie de la RS, il souhaite le retour à une application stricte des accords de Dayton.
En attendant, M. Dodik doit également relever un défi colossal : celui de la reconstruction d'une économie encore touchée par les traumatismes post-conflit et profondément affectée, en 2014, par de graves inondations. En outre, la question du retour des réfugiés n'est toujours pas réglée. L'agriculture est exsangue et peine à subsister sous la pression des grands groupes agro-alimentaires de l'Union européenne qui, depuis 2014 et l'ouverture des frontières de la Bosnie-Herzégovine aux produits agricoles de l'UE, déversent leur surproduction à bas prix, menaçant l'existence de milliers de producteurs. L'enjeu énergétique est de taille : le pays dispose de ressources hydrographiques importantes, mais peu exploitées et convoitées par des groupes étrangers. Surtout, sa situation géographique et sa traditionnelle proximité avec Moscou peuvent en faire un acteur clé dans le très délicat dossier de l'acheminement du gaz russe vers l'Europe occidentale - que ce gaz soit acheminé via le gazoduc Turkish Stream voulu par la Turquie et la Russie ou via l'Anneau oriental que promeut l'UE (3).
Last but not least : la Bosnie-Herzégovine est, proportionnellement à sa population, le premier pays européen en nombre de combattants djihadistes partis pour la Syrie. De nombreux attentats ont eu lieu ces derniers mois contre la police ou l'armée en Republika Srpska (4). Et plusieurs villages situés au nord-ouest de la Bosnie-Herzégovine ont récemment arboré des drapeaux de l'État islamique (5). Tous les ingrédients sont présents pour rouvrir les plaies mal cicatrisées des années 1990 et réactiver les affres des luttes fratricides entre chrétiens et musulmans des Balkans...
Autodétermination, djihadisme, crise migratoire, économie, questions énergétiques... Milorad Dodik s'exprime ici sur tous ces dossiers, dans le style direct qui est le sien.
A. T.

Alexis Troude - Monsieur le Président, les accords de Dayton ont été signés il y a vingt ans. Certains estiment qu'il est temps de repenser la structure de l'État de Bosnie-Herzégovine. Que leur répondez-vous ?


Milorad Dodik - Je vais être très clair : la Republika Srpska est opposée à toute remise en cause de Dayton. Malheureusement, certains responsables bosniaques musulmans prétendent que ces accords ne visaient qu'à arrêter la guerre et qu'ils doivent à présent être révisés. De tels propos sont inacceptables. Ils ne peuvent provoquer qu'une seule chose : la radicalisation des rapports inter-ethniques en Bosnie-Herzégovine.
A. T. - Pensez-vous que les Bosniaques musulmans souhaitent la disparition de la Republika Srpska ?
M. D. - Pas exactement. Leur ambition est plus perfide : ils veulent étouffer la Republika Srpska en supprimant la plupart de nos prérogatives. Depuis Dayton, le pouvoir réel appartient aux deux entités : la nôtre d'un côté, la Fédération croato-musulmane de l'autre. Les Bosniaques musulmans proposent de transférer l'essentiel du pouvoir réel à l'appareil d'État central de la Bosnie-Herzégovine. Cela signifierait la disparition des entités, la centralisation des pouvoirs et la domination de la majorité sur la minorité. Dans un tel État, il n'y aurait plus qu'un seul peuple, une seule identité nationale et religieuse, une seule langue. Et quand on sait que les Bosniaques musulmans sont nettement plus nombreux que nous, on comprend vite à quoi ressemblerait ce tableau ! Ce n'est pas un hasard si les partisans d'un tel processus - qui, je le répète, équivaudrait à la disparition des accords de Dayton et à la fin de la Constitution de Bosnie-Herzégovine - sont le plus souvent issus du milieu religieux et politique de Sarajevo. Ces idées sont vieilles de plus d'un siècle et n'ont rien de nouveau. Nous nous opposerons toujours à cette dérive. Toutes les mesures à prendre dans la perspective d'un règlement constitutionnel devront l'être dans le cadre légal, avec l'accord plein et entier des trois peuples et des deux entités, et à la majorité des deux tiers au Parlement.
A. T. - Depuis trois ans, vous souhaitez que les Serbes de Bosnie organisent un référendum d'autodétermination. Voilà qui semble paradoxal alors que, dans le même temps, vous dites vouloir préserver la Bosnie-Herzégovine telle que l'ont conçue les accords de Dayton...
M. D. - Le référendum est un processus politique légitime et notre droit à en organiser est inaliénable. Notre demande de référendum est une réaction logique aux menaces, voilées ou ouvertes, qui pèsent sur la Republika Srpska. En effet, nous voulons un référendum parce que le haut représentant de l'ONU ne respecte pas les droits de l'homme en arrêtant sans jugement nos élus, mais aussi parce que nous désirons remettre en cause les pouvoirs de la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine, laquelle mêle politique et justice (6). Notre route va vers l'UE et nous, Serbes de Bosnie, sommes les plus ardents défenseurs des accords de Dayton. Mais devant les pressions de plus en plus fortes exercées contre nous, nous …