Il est l'homme politique qui monte en Turquie. À 42 ans, Selahattin Demirtas peut se vanter d'avoir donné des maux de tête au président Recep Tayyip Erdogan. Le 7 juin dernier, sa formation, le HDP, a en effet privé le parti de la Justice et du Développement (AKP, islamo-conservateur), au pouvoir depuis 2002, de sa majorité parlementaire. Un scénario irritant pour le président turc qui tablait sur une large victoire pour modifier la Constitution et élargir ses prérogatives présidentielles.
C'est sous l'impulsion M. Demirtas, avocat modeste d'origine kurde, que le Parti démocratique des peuples (HDP) a fait son entrée au Parlement - une première dans l'histoire de la République où, depuis 1923, les partis islamistes et les partis kurdes étaient marginalisés. Il a fallu attendre 2002 pour que les islamo-conservateurs parviennent à percer. Désormais, c'est au tour des Kurdes de s'imposer en tant qu'adeptes d'une troisième voie, ni islamiste ni kémaliste.
M. Erdogan ayant récusé le verdict des urnes, de nouvelles législatives ont été convoquées pour le 1er novembre, au terme desquelles l'AKP a retrouvé sa majorité parlementaire tandis que le HDP réussissait, malgré tout, à franchir une fois encore le seuil national des 10 % - un score qui lui permet d'envoyer 59 députés au Parlement.
Selahattin Demirtas incarne les aspirations d'une jeunesse qui ne veut plus avoir à choisir entre un dogme kémaliste sclérosé et le conservatisme religieux. Il est le visage de cette Turquie plurielle, plus démocratique, en paix avec ses minorités, que la classe urbaine moyenne veut voir émerger. Il n'a, il est vrai, aucun mal à séduire. Excellent tribun, doté d'un solide sens politique, il est une personnalité totalement atypique, un anti-macho qui avoue « repasser ses chemises lui-même » ainsi que « faire les courses et préparer les repas ». Marié à une institutrice, père de deux adolescentes, « Selocan » pour les intimes est aussi, à ses moments perdus, un excellent joueur de saz (instrument à cordes traditionnel).
Grâce à lui, le HDP, perçu à ses débuts comme un parti pro-kurde, une vitrine politique de la guérilla, est devenu un mouvement ouvert à toutes les minorités (sexuelles, ethniques, religieuses), à la pointe du combat pour la parité hommes-femmes, sensible à l'écologie et fermement opposé aux tentations absolutistes d'Erdogan. « Nous ne vous laisserons pas devenir président ! », avait-il lancé à l'adresse de l'homme fort d'Ankara, lors d'un discours prononcé au Parlement le 17 mars 2015. La phrase fut perçue comme une déclaration de guerre par le chef de l'État, qui ne tarda pas à qualifier M. Demirtas de « suppôt du terrorisme ».
La guerre, la vraie, a tôt fait de resurgir entre l'État turc et les rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Quelques semaines après le succès électoral du HDP, gratifié de 13,5 % des voix aux législatives du 7 juin, le processus de paix amorcé depuis 2012 vole en éclats. Fin juillet, le PKK déterre la hache de guerre en revendiquant l'assassinat de deux policiers, en représailles à l'attentat commis le 20 juillet à Suruç (34 morts) contre un rassemblement de la gauche pro-kurde par un kamikaze lié à l'État islamique (EI).
Entre le scrutin du 7 juin et celui du 1er novembre, la Turquie est entrée dans une spirale de violence. Trois attentats ont visé des militants de la gauche pro-kurde - 4 morts à Diyarbakir le 6 juin ; 34 à Suruç le 20 juillet ; 102 à Ankara le 10 octobre -, et une guerre a été déclarée sur deux fronts, contre l'EI et contre le PKK, placés sur un pied d'égalité dans le discours officiel turc.
Le 12 janvier 2016, l'EI a de nouveau frappé la Turquie. Un attentat suicide « perpétré par un militant de Daech », selon le premier ministre Ahmet Davutoglu, a causé la mort de dix touristes étrangers, en majorité des Allemands, à quelques mètres de la Mosquée bleue au coeur d'Istanbul. En visant ce quartier historique, symbole de la puissance ottomane passée et de l'ouverture du pays au tourisme, l'organisation djihadiste qui, jusque-là, ciblait uniquement l'opposition à M. Erdogan (la gauche et les Kurdes) est entrée en guerre ouverte contre l'État turc.
« La Turquie est la première cible de tous les groupes terroristes actifs dans la région car elle les combat tous avec la même détermination », a déclaré le président Recep Tayyip Erdogan, faisant allusion au PKK.
Au moment où les Kurdes apparaissent comme la force montante du Moyen-Orient, à la pointe du combat contre les djihadistes en Irak et en Syrie, le PKK a changé d'agenda. Faire la paix avec Ankara n'est plus sa priorité. Les islamo-conservateurs sont sur la même ligne.
Le HDP - qui, au moment des négociations, jouait les intermédiaires entre la direction militaire du PKK à Qandil (Irak du Nord), Abdullah Öcalan, le leader kurde emprisonné dans un îlot en mer de Marmara, et le gouvernement turc - se retrouve aujourd'hui pris en tenaille entre, d'une part, la vieille garde du PKK qui ne voit pas d'un bon oeil l'émergence d'un leader charismatique susceptible de lui faire de l'ombre ; et, d'autre part, le président Erdogan qui cherche à le marginaliser.
La guerre en Syrie a tout bouleversé. Fort de l'expérience acquise à Kobane, la grande ville du Nord reprise par les combattants kurdes à l'EI en janvier 2015 au prix de combats de rue meurtriers, le PKK a choisi d'implanter la guérilla urbaine au coeur des quartiers centraux de plusieurs villes du sud-est de la Turquie (Diyarbakir, Cizre, Silvan, Silopi, Sirnak), transformés en champs de tir par les forces turques et les rebelles kurdes armés, aux dépens des civils contraints à l'exode. En approuvant la nouvelle tactique du PKK, peu soutenue par les populations locales, Selahattin Demirtas compromet l'idée d'une troisième voie. La paix attendra...
M. J.
Marie Jégo - Comment expliquez-vous le fait qu'un million d'électeurs kurdes aient boudé le HDP lors des dernières législatives ?
Selahattin Demirtas - Nous avons perdu 500 000 voix au Kurdistan et 400 000 voix ailleurs en Turquie. Si l'élection du 1er novembre avait été démocratique et juste, j'aurais pu répondre plus clairement, mais tel n'a pas été le cas.
En réalité, le scrutin du 1er novembre (1) n'avait rien d'une élection. Les électeurs se sont rendus aux urnes dans un climat d'intimidation et de violence ; nos militants ont été diabolisés par les autres partis. Dans ce contexte, les citoyens récemment acquis à notre cause ont eu peur de voter pour nous. Bien sûr, des voix ont aussi été perdues par notre faute. Peut être n'avons-nous pas suffisamment défendu les aspirations d'une partie de notre électorat.
Après les législatives du 7 juin, les électeurs se sont pris à espérer que la démocratie pouvait s'imposer par les urnes. Mais, dès l'annonce des résultats (2), Recep Tayyip Erdogan les a rejetés. Il a commencé alors à proférer des menaces et à répandre la terreur. Lors des législatives du 1er novembre, son message était clair : « Si vous ne votez pas pour moi, la situation ne fera qu'empirer. » Pour finir, son calcul a payé, il a obtenu ce qu'il voulait. La population avait le choix entre la mort et le choléra ; elle a choisi le choléra. Plus personne ne croit désormais à la possibilité d'un changement démocratique.
M. J. - Le retournement d'une partie de l'électorat kurde n'était-il pas également une façon de sanctionner le PKK, perçu comme en partie responsable de la reprise des hostilités contre l'État turc ?
S. D. - Non, je ne le pense pas. Il est indéniable que le spectre d'un retour à la guerre totale (3) a semé l'effroi parmi les électeurs ; mais il faut savoir que, dans certaines régions kurdes, les fonctionnaires, les préfets et les gouverneurs ont eu recours à la menace. Ils ont clairement parlé de « punir » la population qui ne voterait pas pour l'AKP. Les autres partis misaient sur le fait que nous ne parviendrions pas à franchir le seuil des 10 %. Dans ce cas de figure, toutes les voix engrangées par le HDP leur auraient été redistribuées (4). Ils comptaient là-dessus. D'ailleurs, pour ce qui est de la question kurde, je ne vois pas de grande différence entre l'approche de l'AKP et celle des autres partis. Leurs points de vue sont parfaitement compatibles ; ils font systématiquement front commun contre les Kurdes.
M. J. - Les pourparlers de paix, entamés en 2012 et interrompus en juillet 2015, vont-ils reprendre un jour ?
S. D. - Bien sûr, le processus de paix a toutes les chances de reprendre un jour. Malgré la coupure violente et brutale intervenue en juillet 2015, il est toujours possible de se rasseoir à la table des négociations. L'Histoire l'a prouvé en maintes circonstances. De notre côté, nous y sommes favorables, …
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