Pendant plus de dix ans, il fut le plus proche ami de Vladimir Poutine, qu'il a fréquenté dans sa vie publique comme dans sa vie privée. Des fêtes d'anniversaire aux réunions entre hauts responsables du Kremlin, Sergueï Pougatchev a longtemps vécu dans le cercle intime du président russe. L'ancien argentier du Kremlin est même en grande partie à l'origine de la carrière de M. Poutine puisque c'est lui qui l'a présenté à Tatiana Diatchenko, la très influente fille de Boris Eltsine, à la fin des années 1990, afin d'en faire le successeur du premier président de la Fédération de Russie, alcoolique et malade. À l'époque, Vladimir Poutine, chef du FSB (l'ancien KGB), n'avait guère d'influence politique. Sergueï Pougatchev et ses amis réformateurs, qui voulaient sauver la politique libérale menée depuis dix ans par Boris Eltsine, pensaient que leur protégé serait un homme facile à contrôler et suffisamment impliqué dans le système pour rassurer la vieille garde communiste qui, tapie dans l'ombre, souhaitait, elle, revenir au passé.
Aujourd'hui, celui qui fut l'un des hommes les plus puissants et les plus riches de Russie - un oligarque de premier plan qui a fait fortune dans l'industrie lourde et la banque, et a longtemps dirigé la holding OPK - est en disgrâce. Accusé de faillite frauduleuse par le pouvoir en 2010, recherché par la justice russe pour détournement de fonds, il vit en exil en France, après avoir quitté la Grande-Bretagne où il ne se sentait plus en sécurité. Pendant des années, l'oligarque s'est heurté au camp des « siloviki », ces représentants des structures de force (FSB, armée, ministère de l'Intérieur...) qui gravitaient autour du résident du Kremlin. La guerre des clans lui a d'abord été favorable. Pendant son premier mandat (2000-2004), Vladimir Poutine a, en effet, maintenu le cap des réformes libérales et du rapprochement avec l'Occident. Sergueï Pougatchev était alors tout-puissant. Il avait l'oreille du président russe. Mais au cours de son deuxième mandat (2004-2008), Vladimir Poutine a basculé dans le camp des « siloviki » et Sergueï Pougatchev est progressivement tombé en disgrâce. Ses adversaires ont entrepris de s'emparer de ses richesses. Il a été contraint de vendre à bas prix ses chantiers navals de Saint-Pétersbourg, puis de fuir le pays. Mais l'ex-banquier est combatif : il a lancé une procédure judiciaire devant la cour arbitrale de La Haye et réclame 12 milliards de dollars à l'État russe, qu'il accuse de l'avoir dépouillé.
Pour avoir vécu de longues années aux côtés de Vladimir Poutine, Sergueï Pougatchev est sans doute l'un des hommes qui connaît le mieux le président russe et le fonctionnement du Kremlin. Dans cet entretien exclusif, il dresse un tableau sans concession d'un régime aux abois et d'un président qu'il dit « faible » et manipulé par son entourage.
I. L.
Isabelle Lasserre - Vous avez été le « meilleur ami » de Vladimir Poutine pendant de longues années. Quand et pourquoi avez-vous rompu avec lui ? Un événement particulier a-t-il été à l'origine de cette brouille ?
Sergueï Pougatchev - Pas vraiment. Je connais Vladimir Poutine depuis 1992, mais notre amitié n'a vraiment commencé qu'en 1996, lorsque Vladimir Iakovlev (1) était le maire de Saint-Pétersbourg. Poutine travaillait déjà à Moscou mais, à l'époque, il était un parfait inconnu et n'avait aucune influence politique. Il n'était que le chef adjoint du département du patrimoine du Kremlin. Nous avons travaillé ensemble à monter des projets internationaux d'investissement.
J'ai quitté la Russie en 2010, juste avant Noël. Nous avons beaucoup parlé de mon départ. Nous avions toujours été très différents et nous le savions. Mais nos visions politiques et économiques étaient devenues incompatibles. Je ne voulais plus, je ne pouvais plus vivre dans la Russie de Vladimir Poutine. Après sa réélection, en 2004, les choses étaient devenues très difficiles. Par rapport à ce qu'il était lors de son arrivée au pouvoir, il avait beaucoup changé. J'ai compris qu'il était inutile de dépenser mon énergie à essayer de le convaincre car cela ne servait à rien.
I. L. - En quoi ce changement consistait-il et comment l'expliquez-vous ?
S. P. - Lorsqu'il a accédé au pouvoir, Vladimir Poutine a d'abord essayé de poursuivre l'expérience libérale que Boris Eltsine avait menée pendant dix ans, notamment les réformes économiques. Il a aussi relancé les relations avec les Occidentaux. Pendant les quatre premières années, le bilan n'a pas été si mauvais - si l'on met de côté la seconde guerre de Tchétchénie (2), l'affaire NTV (3) et l'affaire Ioukos (4)... Mais, très vite, Vladimir Poutine a réalisé qu'il était incapable de contrôler ce pays qui s'était tellement transformé depuis la chute de l'URSS. Alors il a changé les équipes. Il a fait venir ses amis de Saint-Pétersbourg, et cette nouvelle génération a mis fin aux réformes et a peu à peu verrouillé le pays, à commencer par les médias. Vladimir Poutine et ses amis sont d'abord et avant tout des hommes du KGB, c'est-à-dire qu'ils ont une mentalité totalement à part. Le président pensait que la Russie devait redevenir un pays puissant, comme l'était jadis l'Union soviétique. Il voulait construire un nouvel empire, créer un nouveau pays, écrire une nouvelle page de l'Histoire dont il serait le héros. Il s'était toujours inspiré de la période stalinienne, lorsque l'URSS était un pays immense et puissant, qui comptait dans le monde. D'ailleurs, vous l'avez sans doute remarqué, la seule personne avec laquelle il cherche à dialoguer sur la scène internationale, c'est le président des États-Unis. La Chine ne compte pas pour lui. Ce qu'il veut, c'est restaurer le rapport de force qui existait il y a vingt-cinq ans entre les États-Unis et l'Union soviétique. Vladimir Poutine a essayé de refaire l'histoire et de ramener le pays trente ans en arrière. Mais c'est ridicule. L'URSS est morte et ne ressuscitera …
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