Les deux guerres de l'Ukraine

n° 150 - Hiver 2016

Élu président de l'Ukraine en mai 2014, le milliardaire pro-européen Petro Porochenko livre deux guerres parallèles. La première contre les Russes qui ont annexé la Crimée en mars 2014, soutiennent une rébellion séparatiste dans l'est du pays et rechignent à appliquer les accords de Minsk (des accords signés sous l'égide de la communauté internationale en septembre 2014 puis réactualisés en février 2015) qui prévoient un ensemble de mesures visant à stabiliser la situation et à faire taire les armes. La seconde sur le front économique. Après avoir évité la faillite du pays, modernisé l'armée et réduit la dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie, Petro Porochenko et son gouvernement livrent une difficile bataille contre la corruption. Si la réforme radicale de la police a déjà porté ses fruits, les nouvelles lois destinées à rapprocher l'Ukraine des valeurs européennes se heurtent, elles, à de nombreuses résistances de la part des bureaucrates et, surtout, des oligarques, qui ont longtemps eu la mainmise sur l'économie et la politique. Le président a fait de la « désoligarquisation » une priorité : après s'être attaqué au monopole énergétique que détenaient ces puissants businessmen, il tente désormais de réduire leur influence sur la vie politique.
Ce document est exceptionnel : il s'agit de l'une des premières interviews exclusives que le chef de l'État ait accordées depuis son arrivée au pouvoir il y a plus d'un an et demi.
I. L.

Isabelle Lasserre - Monsieur le Président, l'Ukraine pourrait-elle faire les frais d'un rapprochement entre l'Occident et la Russie sur le dossier syrien ?
Petro Porochenko - Non. Il faut bien comprendre ce qui est en jeu, aujourd'hui, en Ukraine. Comme chacun le sait, nous avons été victime d'une agression de la Russie qui a annexé la Crimée et envahi le Donbass. Mais notre lutte dépasse le cadre de l'Ukraine. Nous ne nous battons pas seulement pour nos droits. Nous nous battons pour la liberté, pour la démocratie et aussi, au bout du compte, pour la sécurité de l'Europe ! Souvenez-vous : en 1994, l'Ukraine a volontairement renoncé à son arsenal nucléaire, qui était à l'époque le troisième du monde (1). En échange, notre intégrité territoriale, notre souveraineté et l'indépendance de notre pays ont fait l'objet de garanties de sécurité signées par la France, par les États-Unis, par la Grande-Bretagne... et par la Russie. Dès lors, que signifie l'annexion de la Crimée ? Pour moi, la réponse est claire : cet événement implique l'effondrement complet de tout le système de sécurité basé sur les principes et les règles du Conseil de sécurité des Nations unies. C'est, en effet, la première fois que l'agresseur d'un pays est l'un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité. L'action russe en Ukraine, au centre de l'Europe, devrait susciter de la part des autres membres du Conseil de sécurité des efforts supplémentaires en vue d'assurer, précisément, la sécurité du monde et celle de l'Europe. Ni l'Europe ni la France n'ont jamais marchandé leur sécurité. Pour résumer, soutenir l'Ukraine aujourd'hui face à la Russie, c'est soutenir la sécurité du continent et même du monde. Et les récents développements en Syrie n'y changent rien.
I. L. - Si je vous suis bien, vous estimez que l'intervention militaire russe en Syrie n'aura pas de conséquences pour l'Ukraine...
P. P. - Il n'y aura pas de conséquences particulières pour l'Ukraine mais il y a déjà des conséquences globales. Quel est le but de l'intervention russe en Syrie ? La déstabilisation du Moyen-Orient. Avant l'arrivée des Russes, il y avait une coalition de 65 pays qui attaquaient l'organisation terroriste Daech et qui étaient très bien coordonnés. L'intervention russe a introduit un nouveau facteur de déstabilisation. Concrètement, que fait Vladimir Poutine en Syrie ? Bombarde-t-il l'État islamique ? Non, il bombarde les groupes d'opposants qui combattent Bachar el-Assad et n'ont rien à voir avec les terroristes. Pourquoi fait-il cela ? Pour créer davantage de chaos dans la région. Les bombardements russes provoquent un nouvel afflux de réfugiés syriens qui prennent la route de l'Europe via la Turquie. En quoi cette migration massive intéresse-t-elle Vladimir Poutine ? La réponse est simple. Le président russe veut une Europe faible et désintégrée car seule une Europe faible et désintégrée lui permettra de bâtir son empire comme il le souhaite.
I. L. - Un empire qui inclurait au moins une partie de l'Ukraine...
P. P. - Bien sûr. Et ce n'est pas une perspective qui …

Sommaire

Pour une Europe plus solidaire

Entretien avec Jean-Claude Juncker par Baudouin Bollaert

« Brexit » : le pari risqué de David Cameron

par Pauline Schnapper

Allemagne : le credo de la gauche radicale

Entretien avec Sahra Wagenknecht par Jean-Paul Picaper

Suède : une diplomatie décompléxée

Entretien avec Margot Wallström par Antoine Jacob

États-Unis : les vrais gagnants de la crise financière

Entretien avec Jacques de Larosiere par Jean-Pierre Robin

Erdogan, un allié encombrant

par Marc Semo

La voix des Kurdes

Entretien avec Selahattin Demirtas par Marie Jégo

La grande peur des Serbes de Bosnie

Entretien avec Milorad Dodik par Alexis Troude

Quand Benyamin Netanyahou pense le monde

par Frédéric Encel

Les deux guerres de l'Ukraine

Entretien avec Petro Porochenko par Isabelle Lasserre

En finir avec l'oligarchie ukrainienne

par Sébastien Gobert

Donbass : le Kremlin à la manoeuvre

par Régis Genté

Le meilleur ennemi de Vladimir Poutine

Entretien avec Sergueï Pougatchev par Isabelle Lasserre

Les risques d'une coalition avec la Russie

par Françoise Thom

Syrie : un « protectorat militaire » russe au Levant

par Igor Delanoë

Damas : l'heure de la recomposition

par Thomas Pierret

La difficile quête d'un leadership sunnite

par Christophe Ayad

État islamique : main basse sur le jihad

par Jean-Pierre Perrin

Dix idées reçues sur l'intervention en Libye

par Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

Venezuela : la fin du chavisme ?

par Marie Delcas

Australie : les atouts du nouveau premier ministre

par Xavier Pons