Le Conseil européen des 17-18 décembre 2015 - le douzième sommet en un an, une sorte de record - a permis aux vingt-huit chefs d'État et de gouvernement de l'Union européenne de faire le point sur une année 2015 considérée par beaucoup comme une « annus horribilis ». Pour ce dernier rendez-vous avant la trêve de fin d'année, le menu était copieux : migration, énergie, union économique et monétaire, Ukraine, « Brexit », le tout sur fond de terrorisme et de montée des extrêmes... Un homme, mieux que tout autre, est à même de dresser l'état des lieux d'une construction européenne de plus en plus fragile et contestée : c'est Jean-Claude Juncker, ancien premier ministre du Luxembourg, devenu officiellement président de la Commission européenne en novembre 2014 pour un mandat de cinq ans. Lucide et provocateur, il avait parlé - juste après avoir formé son équipe - de « Commission de la dernière chance ». Comme il y a un an et demi, il a choisi Politique Internationale pour livrer très librement son diagnostic et rédiger son ordonnance, sans chercher à sous-estimer la gravité de la situation.
B. B.
Baudouin Bollaert - L'Europe gère avec difficulté les vagues de migrants qui arrivent sur son sol et se découvre fragilisée face au terrorisme. Les frontières se ferment une à une. Est-ce à dire que la libre circulation des personnes et les accords de Schengen, que vous avez qualifiés de « comateux », sont à revoir ?
Jean-Claude Juncker - La chasse au bouc émissaire est une fâcheuse habitude. Et faire de Schengen le bouc émissaire des difficultés que nous rencontrons actuellement ne résout rien, bien au contraire. Si l'esprit de ces accords signés en 1995 quitte nos territoires et nos coeurs, nous perdrons bien plus que Schengen. Il faut savoir que cet espace de libre circulation des personnes n'est pas un concept neutre, anodin, mais que c'est l'une des pièces maîtresses de la construction européenne.
B. B. - Vu la situation actuelle, ce discours est-il encore audible ?
J.-C. J. - Il ne faut quand même pas oublier que Schengen a permis d'apporter des réponses nouvelles aux impératifs de sécurité ! Le Système d'information Schengen (SIS) constitue la plus importante base commune de données informatiques en matière de sécurité publique, et nul ne peut nier qu'il a contribué à améliorer de façon très significative l'appui transfrontalier à la coopération policière et judiciaire. Ce SIS contient plus de 50 millions de signalements dont, malheureusement, très peu concernent le terrorisme. Car on en revient toujours au même problème : celui de la réticence des États membres à jouer le jeu du partage des renseignements. Il faut, par conséquent, que les mentalités évoluent. Il faut aussi adapter le système à la transformation des menaces. C'est, par exemple, ce que nous avons fait récemment en finalisant, en collaboration avec Interpol, une première liste d'« indicateurs communs de risque ». Ces indicateurs, qui doivent permettre de repérer les individus jugés dangereux, et notamment les combattants de retour de zones de conflit, seront mis en oeuvre avec le soutien de Frontex, l'agence chargée de la sécurité des frontières. Les personnes correspondant aux critères de la liste verront leurs papiers comparés électroniquement à une base de données. Pour accroître la sécurité au sein de l'espace Schengen, la Commission propose également une modification ciblée du « code frontières » Schengen. Il s'agit d'instaurer des vérifications systématiques pour les citoyens de l'UE aux frontières extérieures - terrestres, maritimes et aériennes.
B. B. - Mieux protéger les frontières extérieures communes ressemble un peu à la quadrature du cercle...
J.-C. J. - C'est pourquoi la Commission a proposé la création d'un corps européen de gardes-côtes et de gardes-frontières. Disons-le clairement : si nous ne parvenons pas à mieux protéger nos frontières extérieures, alors le risque est grand de voir réapparaître des barrières et des postes douaniers partout ! Et, moi, je ne veux pas que ma génération soit celle qui aura réintroduit les frontières en Europe !
B. B. - Sur le dossier migratoire, vous avez pris des initiatives parfois contestées. Avez-vous le sentiment d'être allé trop loin ? …
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