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Pour une Europe plus solidaire

Entretien avec Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, par Baudouin Bollaert, ancien rédacteur en chef au Figaro, maître de conférences à l'Institut catholique de Paris

n° 150 - Hiver 2016

Jean-Claude Juncker


Baudouin Bollaert - L'Europe gère avec difficulté les vagues de migrants qui arrivent sur son sol et se découvre fragilisée face au terrorisme. Les frontières se ferment une à une. Est-ce à dire que la libre circulation des personnes et les accords de Schengen, que vous avez qualifiés de « comateux », sont à revoir ?
Jean-Claude Juncker - La chasse au bouc émissaire est une fâcheuse habitude. Et faire de Schengen le bouc émissaire des difficultés que nous rencontrons actuellement ne résout rien, bien au contraire. Si l'esprit de ces accords signés en 1995 quitte nos territoires et nos coeurs, nous perdrons bien plus que Schengen. Il faut savoir que cet espace de libre circulation des personnes n'est pas un concept neutre, anodin, mais que c'est l'une des pièces maîtresses de la construction européenne.
B. B. - Vu la situation actuelle, ce discours est-il encore audible ?
J.-C. J. - Il ne faut quand même pas oublier que Schengen a permis d'apporter des réponses nouvelles aux impératifs de sécurité ! Le Système d'information Schengen (SIS) constitue la plus importante base commune de données informatiques en matière de sécurité publique, et nul ne peut nier qu'il a contribué à améliorer de façon très significative l'appui transfrontalier à la coopération policière et judiciaire. Ce SIS contient plus de 50 millions de signalements dont, malheureusement, très peu concernent le terrorisme. Car on en revient toujours au même problème : celui de la réticence des États membres à jouer le jeu du partage des renseignements. Il faut, par conséquent, que les mentalités évoluent. Il faut aussi adapter le système à la transformation des menaces. C'est, par exemple, ce que nous avons fait récemment en finalisant, en collaboration avec Interpol, une première liste d'« indicateurs communs de risque ». Ces indicateurs, qui doivent permettre de repérer les individus jugés dangereux, et notamment les combattants de retour de zones de conflit, seront mis en oeuvre avec le soutien de Frontex, l'agence chargée de la sécurité des frontières. Les personnes correspondant aux critères de la liste verront leurs papiers comparés électroniquement à une base de données. Pour accroître la sécurité au sein de l'espace Schengen, la Commission propose également une modification ciblée du « code frontières » Schengen. Il s'agit d'instaurer des vérifications systématiques pour les citoyens de l'UE aux frontières extérieures - terrestres, maritimes et aériennes.
B. B. - Mieux protéger les frontières extérieures communes ressemble un peu à la quadrature du cercle...
J.-C. J. - C'est pourquoi la Commission a proposé la création d'un corps européen de gardes-côtes et de gardes-frontières. Disons-le clairement : si nous ne parvenons pas à mieux protéger nos frontières extérieures, alors le risque est grand de voir réapparaître des barrières et des postes douaniers partout ! Et, moi, je ne veux pas que ma génération soit celle qui aura réintroduit les frontières en Europe !
B. B. - Sur le dossier migratoire, vous avez pris des initiatives parfois contestées. Avez-vous le sentiment d'être allé trop loin ?
J.-C. J. - Face à l'ampleur du défi migratoire, face à l'impératif humanitaire qui est le nôtre envers les réfugiés victimes de la guerre et de la barbarie de Daech, je ne considère certainement pas que je suis allé trop loin ! Ce que je crois, surtout, c'est que cette Commission a pris des initiatives très tôt. Dès mon discours d'investiture devant le Parlement européen, en juillet 2014, j'avais prédit que la question des migrations serait un enjeu majeur des prochaines années. J'ai aussitôt proposé que l'Europe se dote d'un Agenda européen sur la migration. Nous avions aussi prévu de relocaliser, à travers l'Europe, 40 000 personnes ayant droit à une protection internationale. Face à l'afflux de réfugiés, nous avons porté ce chiffre à 160 000 au total. J'ai fait cette proposition parce que ma conviction est que la solidarité en Europe doit être partagée. Pour moi, il ne fait aucun doute que les États membres où arrivent le plus grand nombre de réfugiés - que ce soit l'Italie, la Grèce ou d'autres - ne peuvent pas être abandonnés à leur sort et gérer seuls ce défi. Et il n'est pas normal non plus qu'un pays comme la Suède, avec 9,8 millions d'habitants, ait accueilli durant les deux derniers mois de 2015 jusqu'à 80 000 demandeurs d'asile. Il faut savoir partager le fardeau, comme on dit. Conclusion : il nous faut une réponse européenne, c'est-à-dire solidaire et équitable.
B. B. - Mais comment mieux gérer les flux migratoires ?
J.-C. J. - Pour mieux les gérer, nous devons nous attaquer à leurs causes profondes et le faire en coopération avec nos voisins. À cet égard, le sommet de Malte avec les pays africains (1) a été utile parce qu'il est toujours fructueux de se parler pour mieux coopérer. Mais il faut que ces paroles soient suivies d'actions concrètes. Il en va de même de notre coopération avec le gouvernement d'Ankara. Lors du sommet du 29 novembre 2015, nous avons adopté le plan d'action conjoint Turquie-UE que j'avais présenté au Conseil européen le 15 octobre. Nous avons franchi là une étape essentielle car, je le répète, il n'y aura pas de réponse à la crise des réfugiés sans une action concertée. La Turquie accueille plus de 2,2 millions de réfugiés syriens. Elle leur a consacré quelque 8 milliards de dollars en aide humanitaire et en mesures de soutien. Si nous voulons endiguer l'immigration illégale et mieux gérer les flux migratoires, nous devons coopérer avec les autorités d'Ankara - y compris dans la lutte contre les réseaux criminels de passeurs - et nous devons, aussi, aider la Turquie. C'est tout l'objet de ce Fonds pour les réfugiés en Turquie d'un montant de 3 milliards d'euros. Son objectif est d'apporter un soutien efficace et complémentaire aux Syriens qui bénéficient déjà d'une protection temporaire ainsi qu'aux communautés d'accueil sur le sol turc.
B. B. - Que vous inspirent les tragiques attentats du 13 novembre à Paris ?
J.-C. J. - Ces attentats m'inspirent tout …