Isabelle Lasserre et Grégory Rayko - Monsieur Kasparov, votre dernier ouvrage s'intitule Winter is coming, une phrase rendue culte par la série Game of Thrones, où elle annonce l'imminence d'une menace colossale contre laquelle des royaumes longtemps ennemis doivent absolument s'unir sous peine d'être balayés. Est-ce ainsi que vous voyez la situation actuelle ? La Russie de Vladimir Poutine serait-elle l'équivalent des apocalyptiques « White Walkers » (1) de la série, déferlant sur un monde incapable de leur faire face ou inconscient du danger ?
Garry Kasparov - Effectivement, ce titre fait clairement référence à la série Game of Thrones. Winter is coming met en garde contre le danger qui vient de Russie. Lorsque ce danger sera là, serons-nous capables de l'affronter ou serons-nous pris par surprise ? Nombreux sont ceux qui ne réalisent pas la menace que représente la Russie de M. Poutine. Le titre de mon livre est donc un avertissement ; il est aussi une référence à Francis Fukuyama et à la « fin de l'Histoire » qu'il avait prophétisée (2). Je l'avoue : je fais partie de ceux qui, en 1992, avaient cru à cette prédiction et pensé qu'une ère nouvelle s'ouvrait. Mais l'Histoire n'est pas linéaire. Au contraire, elle fonctionne en cycles ou en saisons, comme dans Game of Thrones...
I. L. et G. R. - En quoi Vladimir Poutine constitue-t-il cet immense danger contre lequel vous mettez le monde en garde ? Et en quoi l'Occident faillit-il à sa tâche ?
G. K. - Au-delà du cas de la Russie de Vladimir Poutine, le monde libre a, hélas, souvent fait montre de pusillanimité depuis la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide. Songez seulement à toutes ces situations où il n'a pas forcé les dictateurs à respecter les règles du jeu... Beaucoup ont cru, après 1991, que le diable disparaîtrait. Mais le diable ne disparaît jamais. Il peut se cacher, se faire discret pendant plusieurs années, mais il ressurgit toujours.
Nous sommes entrés dans une nouvelle phase de l'histoire humaine, une phase dans laquelle les conflits vont se multiplier car la technologie moderne a rendu le monde beaucoup plus petit qu'avant. Il fut un temps où les dictatures pouvaient vivre en autarcie et éviter tout rapport avec le monde libre ; ce n'est plus le cas. Aujourd'hui, les interactions entre les dictatures et les démocraties sont inévitables. Vladimir Poutine, les mollahs iraniens, les terroristes islamistes de Daech ne peuvent pas concurrencer le monde libre et démocratique dans le domaine économique et dans celui des idées. Notre mode de vie est beaucoup plus attractif que le leur. Pour se maintenir au pouvoir, ils doivent donc prouver - aux Russes, aux Iraniens, aux sunnites - qu'ils sont les seuls à les défendre. La confrontation, le conflit et parfois même la guerre sont, pour eux, le meilleur moyen d'assurer leur survie politique. Les États-Unis et l'Europe pensaient vivre dans une époque où les conflits peuvent être arrêtés par des négociations de paix …
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