Les Grands de ce monde s'expriment dans

Russie : le poids de l'histoire

Grégory Rayko - Madame Carrère d'Encausse, vous connaissez comme personne la Russie et ses dirigeants successifs. De Gorbatchev à Poutine, en passant par Eltsine et Medvedev, vous les avez tous personnellement rencontrés. Existe-t-il un point commun entre toutes ces personnalités si différentes ?
Hélène Carrère d'Encausse - Pour comprendre ces hommes, il faut considérer avant tout le facteur générationnel. Gorbatchev comme Eltsine sont nés en 1931. Chacun d'eux est un homo sovieticus, un produit parfait du système, un apparatchik. Tous deux se sont retrouvés confrontés à un défi historique : liquider le système soviétique et le remplacer par quelque chose de tout à fait nouveau. Tâche colossale s'il en est ! Eltsine en avait plus conscience que Gorbatchev. Ce dernier a pensé, jusqu'au bout, que sa mission n'était pas de détruire le système, mais de l'améliorer. C'est pourquoi il a essayé, à la fin de son règne, de ralentir les processus qu'il avait lui-même mis en branle.
G. R. - Gorbatchev a longtemps bénéficié d'une image positive en Occident - la fameuse « Gorbymania ». Son successeur, en revanche, a vite été moqué et caricaturé...
H. C. E. - C'est vrai. Eltsine, qu'on présente volontiers comme un vieil alcoolique, valait bien mieux que cette image. Certes, il lui arrivait de boire, je ne le conteste pas. Il disait toujours : « Je suis un homme de l'Oural. » Or l'Oural est un « pays terrible », comme l'écrit Pasternak dans Le Docteur Jivago. Climatiquement, c'est très dur. Eltsine expliquait : « Dans l'Oural, on boit, parce qu'on ne peut pas vivre autrement. » Il n'en reste pas moins qu'il ne buvait pas tout le temps, et il serait extrêmement réducteur de ne voir en lui qu'un ivrogne. En réalité, c'est un homme qui avait une intuition historique remarquable. Il a su incarner la seconde étape de la destruction du système. C'est lui - lui qui était tout autant un apparatchik soviétique que Gorbatchev - qui a liquidé l'URSS, après le putsch de 1991. Et c'est ensuite que les vraies difficultés sont arrivées...
G. R. - Eltsine avait-il un plan précis pour la Russie post-soviétique ?
H. C. E. - Il confessait volontiers ne pas avoir été préparé à instaurer et à gérer la démocratie et l'économie de marché. Mais même s'il ne savait pas exactement comment le faire, il avait une conviction : il fallait absolument empêcher les communistes de revenir au pouvoir. C'était son idée fixe. Il a su dépasser son éducation, sa formation, son formatage, pour définitivement mettre le communisme hors jeu en Russie. Par la suite, il a bricolé. Et, malheureusement, il n'a pas été beaucoup aidé par les pays occidentaux. Si on l'avait réellement assisté, au lieu de l'abandonner à de charmants jeunes gens de l'École de Chicago (1), peut-être aurait-il agi avec plus de prudence au début des années 1990 et évité à la Russie la fameuse « thérapie de choc » qui fut un choc bien plus qu'une thérapie.
G. R. - Vladimir Poutine, …