Au cours des quarante dernières années, le changement le plus fondamental au Moyen-Orient a été la création de la République islamique d'Iran et l'émergence des monarchies pétrolières. Une série de conflits, de la guerre Irak-Iran à celle de Syrie, a mis la région à feu et à sang au moment où l'effondrement de l'URSS rendait obsolète le logiciel politique de la guerre froide et où les rapports de force du monde multipolaire traduisaient le déclin des anciens Grands. Aujourd'hui, deux nouvelles puissances régionales se font face de part et d'autre du golfe Persique. Leur rivalité est globale et non pas simplement religieuse ou ethnique, et elle se manifeste de multiple façon : diplomatique (rupture des relations depuis janvier 2016) ; soutien à des mouvements de contestation ou de révolte (Balouchistan) ; économique (effondrement des cours du pétrole) ; ingérence dans la vie politique de certains États (blocage de l'élection d'un président au Liban) ; et, surtout, guerre par procuration en Irak, en Syrie et au Yémen. L'Arabie saoudite, qui se sent abandonnée par les États-Unis, est souvent en pointe dans ces conflits au moment où l'Iran a besoin au contraire de normaliser ses relations internationales après l'accord du 14 juillet 2015 sur son programme nucléaire. Ces conflits entre les deux puissances émergentes du Moyen-Orient déstabilisent en profondeur toute la région et - ce qui est nouveau à cette échelle - l'Europe tout entière, qui voit converger vers ses frontières des millions de réfugiés et se multiplier les actes terroristes. Dans l'urgence, on édifie des murs, on met en place des mesures sécuritaires, on laisse monter les partis nationalistes et xénophobes tout en regardant l'Union européenne se déliter. On s'abstient surtout de traiter le mal à sa racine. Lorsque le sage montre la lune, l'imbécile regarde le doigt...
Une rivalité nouvelle
De nombreux commentateurs expliquent - à juste titre - la crise actuelle par des facteurs locaux, mais aussi par une « opposition immémoriale entre Persans et Arabes, entre sunnites et chiites » (1) qui priverait largement de toute capacité d'action la communauté internationale ou les États. Certes, en temps de guerre ou quand les États sont faibles, les facteurs culturels, ethniques, religieux ainsi que les solidarités locales occupent une place centrale ; mais il s'agit là de la manifestation du conflit plus que de sa cause (2). On ne saurait expliquer la Seconde Guerre mondiale par le seul antagonisme franco-allemand hérité du partage de l'empire de Charlemagne lors du traité de Verdun en 843... La rivalité entre l'Iran et l'Arabie saoudite, dans sa complexité et sa gravité, est le résultat d'une histoire très récente.
L'Iran moderne, fondé sur le chiisme au XVIe siècle, a souvent été en conflit avec les Turcs, mais jamais avec les États arabes pour la simple raison que ceux-ci n'existaient pas (indépendance de l'Irak en 1930, des Émirats arabes unis en 1972...). Quant à la guerre Irak-Iran (1980-1988), elle répondait à des motifs tout à fait différents (3).
Tout a commencé avec la révolution iranienne de 1979 et l'invasion de l'Afghanistan par l'URSS à la fin de cette même année. Ces deux événements, qui se sont produits alors que la crise des Pershing battait son plein en Europe, furent perçus comme une manoeuvre de l'URSS visant à accéder aux « mers chaudes » et au pétrole du golfe Persique. Face à cette « menace iranienne », islamique et républicaine, la monarchie saoudienne, pro-américaine, sunnite et conservatrice, apparut comme le champion idéal de la contre-offensive. Les djihadistes saoudiens opposés à la politique de la dynastie des Saoud, qui s'étaient illustrés lors de la prise de la grande mosquée de La Mecque (20 novembre 1979), furent détournés contre l'URSS, un ennemi bien plus prioritaire, et se révélèrent des combattants hors pair en Afghanistan. De leur côté, les oulémas et les fondations religieuses wahhabites étaient invités à contrer « l'exportation de la révolution islamique iranienne » dans le monde musulman, du Pakistan au Maroc, en passant par le Sahel et l'Europe (4). Pendant trente-sept ans, l'Iran, resté fidèle à son engagement « révolutionnaire » et anti-occidental, a résisté tant bien que mal aux conséquences de son isolement, tandis que la société iranienne se transformait. Dans le même temps, l'Arabie et les monarchies pétrolières vivaient leurs « Trente Glorieuses » et connaissaient une expansion économique, urbaine et militaire unique dans l'Histoire, avec le soutien sans faille des pays occidentaux.
Ces deux puissances émergentes se sont ignorées aussi longtemps que les États-Unis se sont massivement impliqués dans la région. Mais leur antagonisme est apparu au grand jour lorsque le président Obama a décidé de ne plus intervenir et de retirer ses troupes d'Irak et d'Afghanistan, laissant de facto le contrôle du champ de bataille dévasté à ces deux nouveaux acteurs que tout oppose. Qu'on ne s'y trompe pas : il ne s'agit pas, entre la république d'Iran et la monarchie saoudienne, d'une banale querelle religieuse ou d'un différend pour une frontière mal placée. Leur affrontement a tout d'une nouvelle « guerre froide » (5), globale, entre deux systèmes politiques qui chacun s'appuie sur une société civile en pleine renaissance.
Les guerres qui ont ravagé la région depuis 1980 n'avaient guère touché l'Europe, à l'exception de quelques attentats terroristes impliquant l'Iran dans le contexte de la guerre Irak-Iran (1980-1988). La crise actuelle en Irak et en Syrie, elle, a un impact inédit et est en passe de déstabiliser l'ensemble du Vieux Continent. L'aggravation de la menace terroriste ainsi que l'arrivée massive de réfugiés favorisent un peu partout la montée en puissance de partis ultra-nationalistes et provoquent au sein de l'Union européenne de graves fractures qui vont jusqu'à remettre en cause son intégrité. Téhéran et Riyad peuvent-ils imposer une nouvelle stabilité régionale, construire une coexistence pacifique qui mettrait un terme à des conflits dont les guerres en Syrie, en Irak et au Yémen ne sont que la partie violente ? C'est peu crédible à court terme.
En fait, une recomposition géopolitique est à l'oeuvre, dont nul ne connaît l'issue. Aucun pays n'a encore vraiment pris la mesure du rôle central que jouent ces deux nouvelles puissances régionales (6). La Chine, la Russie et les États-Unis ont commencé à réagir avec l'accord sur le nucléaire du 14 juillet 2015 qui permet à l'Iran de revenir dans le jeu international. Dans la foulée, Xi Jinping et Vladimir Poutine ont effectué une visite à Téhéran et à Riyad (janvier 2016) tandis que Barack Obama se rendait en Arabie en avril 2016. Quant aux Européens, ils s'en tiennent à des mesures de sécurité destinées à contenir l'incendie sans vraiment inquiéter les pyromanes.
Une opposition globale entre deux États
L'arrière-plan ethnique et religieux est essentiel pour comprendre les discours, les postures et les mythes politiques en présence. Mais, au-delà de l'analyse, il s'agit de trouver les moyens politiques d'apaiser une rivalité qui attise tous les conflits locaux de Beyrouth à Kaboul (7).
L'opposition est d'abord historique. La nation iranienne est attachée depuis trois millénaires à un même territoire : le plateau iranien et ses bordures, qui vit au XVIe siècle la naissance d'un État multi-ethnique et centralisé sous la dynastie turque des safavides, puis au XXe siècle la création d'un État moderne par les Pahlavi. Enfin, la République islamique d'Iran a réussi - avec les drames, les conflits et les contradictions que l'on sait - à affirmer une identité originale à la fois nationale, islamique et républicaine, comme l'indique chacun des mots qui la désignent. Cette identité politique, longtemps contestée par les États-Unis et bien d'autres pays, a été consacrée par l'accord sur le nucléaire dont la signification dépasse largement la question très sensible de l'arme atomique. D'une certaine façon, la République islamique d'Iran, qui a été conçue par la révolution de 1979, est née trente-sept ans plus tard. Elle s'affirme désormais comme un acteur à part entière, reconnu par toutes les grandes puissances, à commencer par les États-Unis.
Le parcours de l'Arabie saoudite n'a rien de comparable. Au lendemain de l'effondrement de l'Empire ottoman, la dynastie des Saoud unifie la péninsule et prend le contrôle des Lieux saints de l'islam. Le royaume saoudien voit officiellement le jour en 1932. Mais c'est le pacte du Quincy, en février 1945, qui marque le vrai début de l'histoire de ce jeune État - une histoire longtemps dominée par le pétrole et la protection politico-militaire des États-Unis. Il faudra attendre l'augmentation des cours du brut en 1974 pour que la politique saoudienne commence à s'affranchir de cette pesante tutelle. L'Iran était alors le premier « gendarme du Golfe », ce qui n'empêchait pas Richard Nixon d'affirmer que l'Arabie devait prendre toute la place qu'il convenait. Cette dynamique tendant à faire de l'Arabie saoudite un État moderne avec Riyad comme capitale effective a pris un nouvel essor en 1979, après la révolution iranienne et l'invasion soviétique de l'Afghanistan. Désormais, l'Arabie était seule en charge de la sécurité régionale sous le parapluie américain, en première ligne pour repousser l'offensive soviétique et les assauts de la jeune République islamique d'Iran.
L'opposition est devenue économique. Profitant de l'effacement forcé de l'Iran sur le marché des hydrocarbures, les monarchies pétrolières ont connu une expansion sans précédent et acquis une masse incomparable de matériel militaire, transformant cette région en l'un des pôles les plus actifs de la mondialisation. Un rôle dont avait rêvé la monarchie iranienne. La légende rapporte qu'un ministre de Mahmoud Ahmadinejad aurait pleuré en découvrant Dubaï... Iran Air veut aujourd'hui acheter 250 appareils, mais il ne lui sera pas facile de rivaliser avec les compagnies aériennes du Qatar ou des Émirats. Bénéficiant du soutien politique, militaire, financier et culturel des pays occidentaux, les monarchies pétrolières ont vécu depuis la fin des années 1979 leurs « Trente Glorieuses », alors que l'Iran continue de payer les conséquences de trois décennies de sanctions et de mauvaise gestion. Téhéran prône une « économie de résistance », nationaliste, pourvoyeuse d'emplois durables pour sa nombreuse population de 80 millions d'habitants, alors que les pays du Golfe recourent massivement à la main-d'oeuvre étrangère et s'affirment comme des carrefours internationaux d'importance majeure. Dans les domaines pétrolier et gazier, les capacités et les revenus des monarchies sont à leur apogée. L'Iran, lui, doit tout reconstruire s'il veut retrouver une capacité de production lui permettant d'exporter (on avance le chiffre de 180 milliards de dollars d'investissements nécessaires sur dix ans).
L'opposition entre les deux États est également flagrante sur le plan militaire. L'Arabie est devenue le premier client mondial pour les achats d'armes mais l'Iran, avec un budget de la défense dix fois inférieur, dispose d'une armée nationale, nombreuse et expérimentée, dotée de matériels efficaces malgré leur vétusté, capable, au dire de tous les experts, de triompher dans un conflit régional. L'Arabie, dont l'armée est surtout constituée de mercenaires, notamment pakistanais, n'a pas les moyens de contrôler les territoires, comme le confirme son enlisement dramatique au Yémen.
Le contraste social et culturel est, lui aussi, criant. La société iranienne n'a jamais cessé, en dépit des contraintes policières et politiques, de s'exprimer, de créer, d'échanger. La forte socialisation des femmes, y compris dans les milieux populaires ou islamistes, illustre bien la complexité de cette ancienne nation aux antipodes de la société saoudienne. Cette dernière, bien qu'elle soit en voie d'ouverture, en particulier à Djeddah qui demeure la capitale économique du pays, plus ouverte aux influences internationales, reste ethniquement très homogène, marquée par les liens tribaux, étroitement surveillée par le pouvoir religieux et politiquement encadrée par la famille royale. Malgré un intérêt récent pour l'archéologie, la culture et l'identité saoudiennes sont rigoureusement dominées par la religion, par l'islam wahhabite et tout ce qui touche au Hadj, le pèlerinage. La Mecque n'est pas Ispahan.
En matière religieuse, l'hostilité au chiisme de l'islam wahhabite (et, dans une moindre mesure, des sunnites) est bien connue. Mais cette opposition n'a rien de nouveau et ne saurait expliquer l'âpreté des conflits actuels. L'Iran moderne est, en effet, un système politique fondé sur le nationalisme et non sur l'impérialisme, son territoire (le plateau iranien) entouré de zones tampons (Caucase, Mésopotamie orientale, province de Hérat, golfe Persique) formant une zone d'influence (8). La culture nationale et chiite de l'Iran ne s'est jamais implantée durablement hors de ses frontières. Ce qui explique que, faute de pouvoir concurrencer la puissance du réseau des mosquées et des écoles religieuses saoudiennes organisé par l'université internationale de Médine, la République islamique, à travers son université islamique internationale al Mustapha, ait cherché à accroître son aura régionale en soutenant les minorités chiites dispersées à l'étranger, voire des sectes ou des communautés chrétiennes (en particulier l'Arménie) au gré de son intérêt national. Le seul vrai succès de l'Iran fut le soutien à la création du Hezbollah en 1982. Ce mouvement, sous la pression duquel Israël a retiré ses troupes du Sud-Liban en mai 2000, s'est imposé comme un acteur de premier plan sur la scène politique libanaise, prenant en quelque sorte le relais de la relation qu'entretenait l'Iran du chah avec la communauté chiite. Le régime des mollahs sait qu'il n'a ni la capacité ni la tradition politique nécessaires pour forger un « empire » territorial, mais il craint d'être encerclé par des forces hostiles. L'Arabie, qui goûte depuis peu aux joies d'un pouvoir sans partage dans la quasi-totalité du monde islamique, ne perd jamais une occasion de dénoncer la moindre présence iranienne dans les zones peuplées de chiites.
Dans cette rivalité globale, les « petites monarchies » membres du GCC (Conseil de coopération du Golfe) sont prises en étau entre leurs deux grands voisins. Elles tentent de protéger leur prospérité et leur indépendance tout en évitant d'insulter l'avenir. Tout en proclamant leur alliance politique avec la monarchie saoudienne, tous ces petits États, notamment le Qatar et Oman, entretiennent des relations de (très) bon voisinage avec l'Iran et n'ont pas rompu leurs relations diplomatiques en janvier 2016, malgré les injonctions saoudiennes après l'attaque de l'ambassade d'Arabie à Téhéran. Dubaï est devenue la « capitale économique » de l'Iran (9), une réalité peut-être plus durable que les alliances politiques.
Des républiques face à des monarchies : une nouvelleguerre froide ?
La rivalité entre les deux États serait moins grave si elle ne s'inscrivait dans un cadre géopolitique plus vaste, impliquant les États limitrophes et formant deux blocs politiques. Au nord, de Kaboul à Beyrouth en passant par Téhéran, Bagdad et Damas, se dessine un « axe des républiques ». En proie à des crises ou à des conflits armés, ces pays se caractérisent néanmoins par des vies politiques actives et une forte mobilisation sociale ; la Russie et l'Iran y jouissent d'une large influence. Au sud, d'Oman à la Jordanie, on trouve un « axe des monarchies », qui n'ont connu aucun « printemps » (sauf à Bahreïn où la contestation fut écrasée dans le sang), des pays surarmés, alliés indéfectibles des Occidentaux, en particulier des États-Unis et de la France (10).
L'identité politique de ces deux ensembles s'enracine dans l'Histoire. Depuis l'Antiquité, l'Iran a toujours fait partie d'empires ou de vastes royaumes (qui s'étendaient du Liban à l'Afghanistan) et a connu successivement la domination des Arabes, des Turcs et des Mongols. De l'Égypte à Oman, la péninsule arabique et ses marges forment une autre entité politique et historique d'où la Perse a toujours été exclue.
Entre les deux blocs, le golfe Persique est devenu une ligne de front, mais surtout un espace transnational central où le pétrole est roi, mais dont les dynamiques dépendent désormais de Téhéran et de Riyad. C'est là que bat aujourd'hui le coeur du monde arabo-irano-turco-indo-musulman. Le déclin du nationalisme arabe a entraîné celui de l'Égypte ; l'Irak a été ruiné par les guerres sans fin dont il a été le théâtre depuis 1980 ; l'impasse du conflit israélo-palestinien a entretenu les rivalités internes au Liban et en Syrie. Quant à la Turquie, elle est atteinte de strabisme divergent, regardant à la fois vers l'Europe et le Moyen-Orient.
Le conflit entre la jeune et impétueuse République islamique et l'Arabie a d'abord été centré, dans les années 1980, sur le pèlerinage de La Mecque : des manifestations anti-américaines de chiites iraniens, violemment réprimées par la police saoudienne, ont fait de très nombreux morts. Mais la « mère de toute les guerres » fut la guerre Irak-Iran, où l'Irak de Saddam Hussein servit de bras armé au Conseil de coopération du Golfe créé en 1981 par l'Arabie avec l'aval des États-Unis. Après la mort de l'ayatollah Khomeyni, la dimension religieuse de la politique étrangère iranienne s'est atténuée, permettant aux présidents Rafsandjani (1989-1997) et Khatami (1997-2005) de normaliser les relations entre les deux pays sur des bases pragmatiques. Mahmoud Ahmadinejad poursuivit cette politique et fut même reçu par le Conseil de coopération du Golfe. Ce mode de relations a minima n'a pas posé de problème majeur tant que l'Iran était marginalisé par les Occidentaux et tant que la diplomatie américaine, dominée par les néoconservateurs, visait à abattre le « régime islamique ». L'Arabie demeurait la seule puissance régionale fiable et amie capable de faire pièce au potentiel déstabilisateur de l'Iran.
Tout a basculé avec les attentats du 11 septembre 2001. Cette tragédie a clairement montré aux Américains que leur allié saoudien s'était laissé déborder par sa propre créature : le mouvement djihadiste qu'il avait largement encouragé et armé dans les années 1980 avec l'appui de Washington pour contrer l'Iran et l'URSS. Le rapport « secret » du Congrès, qui pourrait être prochainement rendu public par le président Obama, met en cause directement les responsabilités sinon de l'État saoudien, du moins de la nébuleuse des fondations religieuses salafistes et wahhabites qui n'ont jamais cessé d'utiliser ces forces djihadistes (dont les plus célèbres sont al-Qaïda et Daech) dans leur bras de fer avec l'Iran.
Il fallait trouver un moyen de remédier à l'incapacité politique de l'Arabie, sans pour autant renverser les alliances. En faisant tomber Saddam Hussein en 2003, le gouvernement de George W. Bush espérait qu'un Irak fort et pro-américain contribuerait à créer un nouvel équilibre stratégique régional. Espoir vite anéanti. Restait l'hypothèse iranienne. Le contentieux sur le nucléaire apparut alors comme une solution consensuelle pour unir la communauté internationale contre l'Iran, abolir la république des mollahs et lui substituer un régime ami susceptible de faire contrepoids à l'Arabie. Peine perdue.
Prenant acte de l'impossibilité de changer les régimes par la force militaire ou par la contrainte diplomatique, la nouvelle politique de Barack Obama envers le monde musulman, avec le discours du Caire (4 juin 2009) et la « main tendue » à Téhéran, rendait possible la recherche d'un compromis avec la République islamique d'Iran. L'accord conclu le 14 juillet 2015 sur le dossier nucléaire marque, on l'a dit, un tournant majeur. Il ne consacre pas le « retour » de l'Iran du chah, mais la renaissance d'un Iran devenu républicain, attaché à son identité islamique chiite. À Riyad, cet accord, vécu comme l'ultime étape de la « trahison » américaine, a provoqué un véritable traumatisme. Il signifie surtout la fin probable de la domination saoudienne sans partage sur le monde musulman et l'obligation pour la dynastie régnante, sous peine de laisser les djihadistes s'emparer du pouvoir, d'entreprendre de vraies réformes intérieures, de partager avec l'Iran son influence régionale et de contrôler, sinon de démanteler, son puissant réseau international de prédicateurs et d'écoles coraniques. Une révolution imposée qui arrive au moment où les problèmes de succession dynastique se font de plus en plus aigus et où la société saoudienne commence à s'exprimer avec force.
Le conflit politique atteint son paroxysme en 2016 avec la rupture des relations diplomatiques entre Téhéran et Riyad, la qualification du Hezbollah comme « terroriste » par le GCC, tout cela après la grande émotion provoquée par la bousculade de Mina où environ 700 pèlerins iraniens trouvèrent la mort lors du Hadj de 2015 et dans le contexte de la baisse des cours du pétrole, de l'enlisement de la guerre du Yémen et de l'intervention russe en Syrie. Pour la première fois depuis trente-sept ans, Téhéran dispose de - presque - tous les leviers d'action d'une puissance régionale, mais constate à quel point les rapports de force lui sont défavorables. Pour assurer le redressement économique et la stabilité politique de la république islamique, l'Iran n'a d'autre choix que de trouver un modus vivendi avec les monarchies pétrolières. Après le nucléaire et l'économie, la troisième priorité du président Hassan Rohani, élu en 2013, reste la normalisation des relations dans le golfe Persique. Jusqu'à présent, cependant, la monarchie saoudienne a refusé de recevoir le président iranien ainsi que son ministre des Affaires étrangères.
La guerre en Syrie constitue à la fois le coeur et la clé de la crise. L'Arabie, qui, en 2011, tablait sur une chute imminente de Bachar el-Assad, a aussitôt apporté son soutien aux forces sunnites radicales et mobilisé ses réseaux djihadistes internationaux. L'idée était de les aider à prendre le pouvoir à Damas, coupant ainsi l'herbe sous le pied aux « rebelles » démocrates. Pour Téhéran, il s'agissait bien sûr de ne pas perdre son seul allié arabe pendant la guerre Irak-Iran et de préserver le capital politique et militaire accumulé au Liban et face à Israël, à travers le Hezbollah. Surtout, l'Iran voulait éviter que Damas ne tombe aux mains des Saoudiens. La république islamique craint, en effet, que le prochain domino à glisser sous la coupe de Riyad ne soit l'Irak - une perspective inacceptable pour des raisons de sécurité nationale aux yeux de toutes les factions iraniennes, à commencer par les anciens combattants de la guerre Irak-Iran qui forment la majeure partie de l'élite politique. Pour endiguer l'avancée des forces qui servent les intérêts des monarchies pétrolières, et donc éviter l'effondrement du gouvernement de Bachar el-Assad, l'Iran a dépêché sur place ses meilleures unités combattantes : les commandos de la force al-Qods des Gardiens de la révolution, les troupes du Hezbollah et, depuis 2016, les forces spéciales de l'armée régulière iranienne. Un espoir cependant : après l'accord sur le nucléaire, l'Iran a été admis à la table des négociations de Genève, ce qui rend désormais possible la recherche d'une solution politique en Syrie. Il a fallu des centaines de milliers de morts et des millions de réfugiés pour que les acteurs du drame admettent enfin la réalité des faits : 1) l'Iran, parce qu'il est attaché à la sécurité de son territoire et à la pérennité de son système politique, a impérativement besoin de stabilité pour trouver sa place sur l'échiquier mondial ; 2) l'Arabie, pourtant au faîte de sa puissance, est incapable de contrôler son empire et de s'adapter au nouveau contexte international.
Comment sauver le soldat Saoud ?
Le risque de voir les groupes djihadistes, très populaires dans la population et l'armée, prendre le pouvoir à Riyad n'est désormais plus à écarter. Ils représentent, en effet, la seule alternative politique à la monarchie saoudienne. Chacun a en mémoire la chute des régimes Ben Ali en Tunisie et Moubarak en Égypte. Un scénario de ce type est cependant peu probable car l'État saoudien a les moyens financiers d'acheter la paix sociale à l'intérieur et de se ménager l'alliance politico-militaire de pays comme l'Égypte. Surtout, la communauté internationale, de façon unanime, entend tout faire pour éviter un scénario catastrophe. Y compris l'Iran qui tient à la présence de régimes stables à ses frontières et qui souhaite donc le maintien de la monarchie saoudienne, faute d'autre option. Il s'agit maintenant de sauver le soldat Saoud. Mais comment ?
La priorité est de rassurer un royaume saoudien qui est sur la défensive et prend conscience de ses faiblesses face à l'Iran et aux évolutions sociales en cours. Riyad a besoin de sentir que jamais ses alliés n'accepteront un changement de régime. Pour cela, ces derniers ne reculent devant aucun moyen : ventes d'armes, démonstrations d'amitié (comme la Légion d'honneur controversée décernée au ministre des Affaires étrangères par François Hollande), visites... L'Arabie sait qu'elle devra accepter de vivre aux côtés d'un Iran en pleine renaissance et qu'il y aura désormais deux gendarmes dans le Golfe. Une réalité à laquelle il n'est pas facile de se résigner quand on a été habitué, pendant quarante ans, à tout obtenir sans rencontrer la moindre résistance. Le message américain de fermeté qui semble avoir marqué la visite de Barack Obama à Riyad en avril 2016 (menace de publier le rapport sur les attentats du 11 Septembre) n'est pas inutile, mais il est peu efficace, tant les passions se sont exacerbées. Sans compter - et c'est un euphémisme - que le président américain n'est guère aimé des Saoud... Une chose est sûre : la question saoudienne figurera en bonne place dans l'agenda du prochain locataire de la Maison-Blanche quel qu'il soit, comme ce fut le cas de l'Iran depuis 2008.
La recomposition géopolitique actuellement à l'oeuvre n'a pas que des effets négatifs pour le royaume saoudien. Les réformes s'imposent enfin comme une nécessité, au moins pour les membres les plus jeunes de la famille royale : création d'un fonds souverain de 200 milliards de dollars (le plus important du monde) pour sortir de la dépendance pétrolière et créer des emplois locaux ; encadrement de la police des moeurs - muttawa - par la police « officielle » ; admission des femmes dans les conseils municipaux... Trop peu, trop tard ? L'enjeu est la mise en place d'un nouveau rapport de force entre le pouvoir religieux (et financier) des oulémas et le pouvoir royal qui gère le pétrole, l'armée et la diplomatie. La tâche est immense.
L'Iran a également un rôle important à jouer pour faciliter une évolution en douceur de l'Arabie saoudite. On peut faire confiance au pragmatisme iranien pour l'accompagner sur ce chemin. En contrôlant mieux les forces radicales qui font du chiisme militant un vecteur central de la présence iranienne au Moyen-Orient, la politique de « modération » du président Hassan Rohani devrait réussir à faire baisser les tensions régionales.
La Russie et surtout la Chine ont commencé à investir politiquement la région, mais les pays européens sont en fait les seuls à disposer de l'expérience régionale et des outils politiques, militaires et économiques indispensables à une action durable. C'est notamment le cas de la France qui a construit des relations privilégiées avec le Qatar, les Émirats arabes unis et, depuis peu, avec l'Arabie. La première étape urgente de ce travail d'Hercule est le règlement de la guerre en Syrie. Ce règlement devra prendre en compte les vues iraniennes et saoudiennes et travailler, avec prudence et réalisme, à la conclusion d'un « Yalta » régional qui aboutirait à un partage des zones d'influence. Coexistence pacifique, de part et d'autre du golfe Persique, entre l'axe des républiques, de Kaboul à Beyrouth, qui a de tout temps constitué non pas l'empire, mais l'oekoumène de l'Iran, et l'axe des monarchies, où l'Iran n'a jamais eu d'influence et qui resterait sous celle de l'Arabie.
(1) La carte du Moyen-Orient redessinée sur ces critères et publiée par Ralph Peeters (« Blood border, How a better Middle East would look », Armed Forces Journal, juin 2006) fonde, de fait, la politique des néoconservateurs américains et de leurs partisans, notamment en France. C'est la page Internet la plus regardée de l'AFJ.
(2) Pierre Conesa, La Fabrication de l'ennemi, Robert Laffont, 2011.
(3) Pierre Razoux, La Guerre Iran-Irak, une première guerre du Golfe, Perrin, 2013.
(4) Stéphane Lacroix, Les Islamistes saoudiens : une révolution manquée, PUF, 2010.
(5) Clément Therme, « La nouvelle "guerre froide" entre l'Iran et l'Arabie saoudite au Moyen-Orient », Confluences, no 88, 2013.
(6) Bernard Hourcade, Géopolitique de l'Iran, les défis d'une renaissance, Armand Colin, 2016.
(7) Une analyse très bien documentée sur les multiples composantes de cette opposition vient d'être publiée par Denis Bauchard, « Arabie saoudite-Iran. Vers un affrontement incontrôlé ? », Défense et Stratégie, no 39, printemps 2016.
(8) Xavier de Planhol, Les Nations du Prophète. Manuel géographique de politique musulmane, Fayard, 1993.
(9) Fariba Adelkhah, « Dubaï, capitale économique de l'Iran », in Roland Marchal , Dubaï métropole, CNRS éditions, 2001.
(10) Bernard Hourcade, « L'Iran et le monde arabe : une rivalité dépassée ? », Hérodote, A260-161, 2016, pp. 337-363.