Les sociétés musulmanes des Balkans sont affectées par d'inquiétants mouvements de radicalisation qui trouvent un terreau favorable dans les multiples crises que connaît la région. Les pays d'Europe du Sud-Est représentent un vivier de recrutement important pour l'organisation dite État islamique. Pourtant, l'islam des Balkans a souvent été présenté comme un modèle de « tolérance » et de « modération » : cette tradition est-elle menacée ? En réalité, cet islam, marqué par l'héritage ottoman et par les expériences socialistes du XXe siècle, n'est jamais resté à l'écart des tendances et des débats affectant l'ensemble du monde musulman. Un constat plus vrai que jamais à l'heure d'Internet et de la mondialisation.
Ils seraient 350 citoyens du Kosovo à se battre dans les rangs de l'organisation État islamique (EI), autant au moins venus de Bosnie-Herzégovine, des dizaines originaires d'Albanie, de Macédoine, de Bulgarie... Rapportés à leur nombre total d'habitants, la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo arriveraient en tête des États européens fournissant le plus grand nombre de volontaires au mouvement terroriste. Il est difficile d'obtenir des données précises, les départs pour la Syrie échappant largement aux contrôles de la police et les recrutements s'effectuant souvent par Internet. Mais ce qui est sûr, c'est que toutes les villes des Balkans sont quotidiennement reliées à la Turquie par autocars - voire par les vols bon marché de certaines compagnies aériennes. Pour peu que l'on dispose de contacts permettant de passer la frontière turco-syrienne, un voyage jusqu'aux territoires contrôlés par l'EI ne coûte guère qu'une centaine d'euros. Du djihad low cost, en somme...
Conséquence : chaque semaine, des avis de décès sont publiés dans les journaux, parfois affichés auprès des mosquées, confirmant la mort de jeunes gens qui avaient « disparu » quelques semaines ou quelques mois plus tôt. Les structures officielles de l'islam des pays de la région condamnent ces départs, mais leurs objurgations semblent sans effet : parfois, ce ne sont d'ailleurs pas des habitués des mosquées qui décident de partir, même si les premiers cercles de recrutement concernent le plus souvent des milieux déjà pratiquants et radicalisés.
Les pays des Balkans, où résident plusieurs millions de musulmans (1), représentent un important vivier de recrutement pour l'organisation djihadiste : aux fidèles qui habitent dans les États de la région, il faut encore ajouter les importantes diasporas établies en Allemagne, en Autriche, en Suisse, en Belgique ou dans les pays scandinaves, souvent sensibles au radicalisme religieux. Vienne s'impose tout particulièrement comme un carrefour des réseaux radicaux des émigrés balkaniques. Un exemple : le 28 novembre 2014, les unités spéciales de la police faisaient irruption dans l'appartement de Mirsad Omerovic, alias Ebu Tejma, originaire du Sandzak de Novi Pazar, en Serbie, figure connue de la mosquée Altun-Alem de la capitale autrichienne. L'homme, soupçonné de faire partie d'un réseau terroriste qui collectait des fonds et recrutait des volontaires pour combattre dans les rangs de l'EI, est en cours de jugement. Une question agite l'opinion et les chancelleries occidentales : l'EI aurait-il déjà solidement pris pied au sein des populations balkaniques ? Perçoit-il la région comme un simple vivier de recrutement ou comme une « base avancée » en Europe ? Et des militants de l'EI ne se seraient-ils pas cachés parmi le million de réfugiés qui, fuyant les guerres du Proche-Orient, traversent l'Europe du Sud-Est depuis le début de l'année 2015 ? La réponse à ces questions est profondément liée à l'état réel de l'islam dans la région, un « islam des Balkans » parfois idéalisé, souvent mal compris.
La « base » de Gornja Maoca
Au beau milieu du mois de juillet 2015, une enquête du Sunday Mirror (2) a été reprise par quasiment tous les médias d'Europe : l'EI disposerait d'un camp d'entraînement dans le village bosniaque d'Osve, où les terroristes auraient massivement acheté des terres et d'où ils prépareraient des attaques contre l'Europe occidentale. La réalité des faits semble pourtant plus modeste : les habitants de ce hameau, reconstruit après la guerre, sont des paysans qui pratiquent un islam rigoureux mais démentent tout lien avec l'EI, même si quelques enfants du village sont partis se battre en Syrie. Les villageois d'Osve se réclament, en fait, de la foi des « pieux ancêtres » (al-salaf al-salih), c'est-à-dire du salafisme. Cette mouvance est solidement implantée en Bosnie-Herzégovine, même s'il convient de distinguer les salafistes qui demeurent à l'intérieur des institutions légales de la communauté islamique de ceux qui ont choisi d'en sortir et ne fréquentent donc plus les mosquées « légales ». Parmi ces derniers, la plupart s'en tiennent à une attitude « piétiste » de retrait du monde et seule une minorité prône le djihad armé... Bien évidemment, ces catégories sont poreuses, et le terreau commun de la radicalisation ne peut que faciliter le basculement dans le terrorisme, mais il convient de circonscrire les proportions du phénomène : les salafistes « hors institution » ont créé une contre-société militante, unie et solidaire, où chacun se connaît, mais qui ne regroupe que quelques milliers d'individus à l'échelle de la Bosnie-Herzégovine (3).
Certaines « enclaves » servent de refuge aux principales figures du salafisme de Bosnie-Herzégovine, comme le village de Gornja Maoca, dans le nord du pays, étroitement surveillé depuis des années par toutes les polices de la région. Les musulmans qui s'y sont établis entendent pratiquer l'hijra, l'exil volontaire hors d'une société considérée comme impie. Le chef de la petite communauté, Nusret Imamovic, se bat depuis plusieurs années en Syrie, dans les rangs du Front Al-Nosra, « filiale » locale d'Al- Qaïda. Hussein « Bilal » Bosnic, un prédicateur très actif sur Internet, autre habitué de l'endroit, est aussi historiquement lié à Al-Qaïda, même s'il semble s'être rapproché sur le tard de l'EI. Arrêté en septembre 2014 avec une quinzaine d'autres personnes, lors d'une grande opération lancée par la police bosnienne, Bosnic a été condamné à sept ans de prison pour « recrutement et organisation d'un groupe terroriste ».
La Bosnie-Herzégovine ou l'école de la guerre
Les militants de l'islam radical ont pris pied en Bosnie-Herzégovine à la faveur de la guerre qui a déchiré le pays de 1992 à 1995. La plupart d'entre eux, originaires du Moyen-Orient, sont venus en tant que volontaires des organisations « humanitaires » islamistes ; ils ont parfois contribué à la mise en place des réseaux clandestins permettant à l'armée bosnienne d'obtenir des armes malgré l'embargo international qui frappait le pays. Beaucoup ont combattu. Le Parti de l'action démocratique (SDA) du président Alija Izetbegovic (1925-2003), lui-même lié aux Frères musulmans, avait largement ouvert les portes à ces renforts bienvenus. Deux lignes se sont toujours opposées dans le camp des défenseurs de la Bosnie-Herzégovine : une bonne partie des cadres civils et militaires du pays se réclamaient d'un projet de société démocratique et multiethnique tandis que l'aile dure du SDA et certains intellectuels musulmans estimaient au contraire qu'il fallait se replier sur une « petite Bosnie musulmane » pour faire face aux prétentions des nationalistes serbes et croates. Une partie des cadres religieux du pays se sont ralliés à ce dernier projet, se faisant les militants d'une « réislamisation » de la société.
Pour des centaines d'islamistes afghans, jordaniens ou syriens, la Bosnie-Herzégovine est donc devenue le nouveau terrain d'un « djihad mondialisé » - après l'Afghanistan et bien plus que l'Algérie qui, malgré la guerre entre les forces loyalistes et les rebelles islamistes qui l'ensanglantait à la même époque, n'a jamais attiré de combattants étrangers. En effet, dans la vision de ces militants, il s'agissait, en Bosnie-Herzégovine, de venir en aide à des musulmans victimes d'une double agression, serbe et croate, donc d'un combat éminemment juste... Les volontaires furent réunis au sein de la brigade El-Mudzahid, intégrée au IIIe Corps de l'Armée de Bosnie-Herzégovine (4). Ces unités ont joué un rôle militaire important dans la défense du pays, mais le voile commence seulement à se lever sur les crimes et les exactions dont elles se sont rendues coupables. L'ancien commandant de l'Armée bosnienne Sakib Mahmuljin, qui encadrait la brigade des volontaires étrangers, a été arrêté en décembre 2015 : il est notamment accusé d'avoir « couvert » l'exécution de cinquante prisonniers de guerre serbes en juillet 1995 (5).
Après la guerre, la majorité des volontaires étrangers, soit peut-être un ou deux milliers de personnes, sont restés en Bosnie-Herzégovine. Bon nombre d'entre eux ont reçu la citoyenneté en « récompense » des services rendus. Une récompense d'autant plus bienvenue que le passeport bosnien représentait un bien très précieux pour ces militants souvent recherchés par les polices de leurs propres pays... Ils ont ensuite fait souche en Bosnie, se sont mariés et ont participé à la création de mini-« émirats » salafistes dans les villages détruits du centre du pays. Leur présence fut tolérée par les forces internationales, du moins jusqu'aux attentats de New York et de Washington, en septembre 2001. Une forte répression s'est alors abattue sur ces milieux : plusieurs ressortissants bosniens (tous d'origine étrangère) ont été kidnappés et transférés sans recours judiciaire vers la prison de Guantanamo tandis que ceux qui ont pu passer à travers les mailles du filet étaient contraints à une plus grande discrétion.
Le nombre d'anciens volontaires étrangers qui résident toujours en Bosnie-Herzégovine est désormais très restreint, mais ils vivent en osmose avec des réseaux radicaux locaux qu'ils ont contribué à développer. L'exemple le plus fameux est celui d'Imad Al-Husin, un ressortissant syrien plus connu sous le nom d'Abu Hamza : arrivé en Bosnie-Herzégovine durant la guerre, il a été arrêté en 2007 au motif qu'il représenterait une « menace pour la sécurité du pays ». Déchu de la citoyenneté bosnienne qui lui avait été accordée, mais jamais jugé, il a été détenu durant plus de huit ans dans le centre de rétention de Lukavica, avant d'être finalement libéré le 18 février 2016. Abu Hamza a annoncé son intention d'attaquer Sarajevo devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) pour détention infondée (6).
Le monde albanais et l'islam radical
Le monde albanais est, un temps, resté à l'écart de la tentation djihadiste. En Albanie, le régime communiste d'Enver Hoxha, qui avait interdit toute pratique confessionnelle en 1967, a fortement sécularisé la société et totalement détruit les structures religieuses. Depuis deux décennies, le principal défi posé à l'islam dans ce pays tient donc à la faiblesse générale des cadres réglementaires. Il y suffit de trois personnes pour fonder une association cultuelle - une facilité légale qui a été utilisée non seulement par diverses sectes et autres Églises évangéliques, mais aussi par des groupes de musulmans en rupture avec la Communauté islamique officielle. De même, de nombreuses écoles coraniques, voire des jardins d'enfants musulmans, ont pu se développer dans les années 1990 et au début des années 2000, sans aucune autorisation publique. Une certaine normalisation est intervenue depuis quelques années, mais de nombreux lieux de culte échappent encore à tout contrôle de la communauté islamique. C'est notamment dans ces mosquées « sauvages » que l'on prêche le djihad syrien...
Au Kosovo, comme d'ailleurs en Albanie, la question de l'implantation de l'islam radical suscite toujours un profond malaise dans la société. Le nationalisme albanais s'est, en effet, construit autour de référents laïques - qu'il s'agisse du « dogme » de la « tolérance religieuse albanaise » (7) ou de l'origine marxiste-léniniste des principaux cadres de l'Armée de libération du Kosovo (UÇK) et de son émanation politique, le Parti démocratique du Kosovo (PDK). Les Albanais du Kosovo demeurent également très américanophiles : ils considèrent que Washington les a « sauvés » de l'oppression serbe. Pourtant, la « greffe » néo-salafiste a pris au Kosovo, après la guerre (1998-1999), par le biais d'ONG masquant plus ou moins leurs activités prosélytes derrière des préoccupations humanitaires. Même si ces dernières sont aujourd'hui beaucoup moins présentes qu'il y a dix ans, elles ont contribué à former de petits réseaux dans certaines villes comme Vushtrri, Vitina ou Kaçanik. Fondamentalement, la situation globale dans le pays est assez « classique » : il s'agit d'un « jeu à trois », la direction de la communauté islamique (Bashkësia Islame e Kosovës, BIK) essayant de tenir à distance la frange néo-salafiste la plus radicale qui boycotte les mosquées et considère la BIK comme une institution sans légitimité, tandis qu'une autre frange néo-salafiste a, au contraire, choisi de s'implanter dans les structures officielles et pèse d'un poids significatif au sein du conseil de la BIK.
C'est en Macédoine, où la communauté albanaise (quelque 25 % de la population) est dans son immense majorité de confession musulmane et traditionnellement beaucoup plus pratiquante que dans le reste des Balkans, que le risque d'une radicalisation est le plus fort. La faillite économique du pays et la dérive nationaliste de l'Organisation révolutionnaire macédonienne intérieure - Parti démocratique pour l'Unité nationale macédonienne (VMRO-DPMNE), au pouvoir depuis 2006, ont exacerbé, en réaction, la mobilisation identitaire des Albanais. Les structures officielles de l'islam sont extrêmement fragiles et subissent la concurrence d'un salafisme en constante expansion : un quart des mosquées du pays seraient tenues par des prédicateurs radicaux et échapperaient au contrôle réel de la communauté islamique. Au tournant des années 2010, de violents affrontements ont opposé des groupes radicaux aux structures officielles de l'islam pour le contrôle de certaines mosquées de Skopje. Aujourd'hui, malgré un fragile retour au calme, les institutions musulmanes du pays sont toujours l'objet d'une lutte politique féroce entre les deux principaux partis albanais du pays, l'Union démocratique pour l'intégration (BDI), actuel partenaire de coalition du VMRO-DPMNE, et le Parti démocratique des Albanais (PDSh). Alors que ce dernier conserve une forte influence sur la communauté islamique par le biais de son chef, le reisu-l-ulema Sulejman Rexhepi, le BDI n'a pas hésité à favoriser l'implantation des réseaux radicaux pour tenter de déstabiliser son rival. Dans la lutte entre BDI et PDSh, il n'est pas question de différences idéologiques mais seulement de pouvoir, et les institutions religieuses n'échappent pas à cette lutte, quelles qu'en soient les conséquences.
Irrésistible attrait de l'État islamique ?
En juin 2015, le Al-Hayat Media Center, en charge de la propagande de l'État islamique, s'adressait aux populations des Balkans (8). Dans une vidéo intitulée « L'honneur est dans le djihad », des combattants appelaient, en serbo-croate et en albanais, les musulmans d'Europe du Sud-Est à se rendre en Irak et en Syrie. Les djihadistes demandaient à ceux qui sont « incapables d'émigrer en terre d'islam » d'« attaquer les dictateurs au Kosovo, en Macédoine, en Albanie ». « Combattez-les », exige le Bosniaque Salahuddin al-Bosni, Ines Midzic de son vrai nom, présumé tué au combat quelques mois avant la diffusion de la vidéo. « Si vous pouvez, placez des explosifs sous leur voiture, empoisonnez leurs boissons, leur nourriture, laissez-les mourir. Tuez-les partout où vous pouvez. En Bosnie-Herzégovine, en Serbie, dans le Sandzak. Faites-le, Allah vous aidera. » Les membres de la « brigade balkanique » apparaissent le visage découvert, proférant des appels au meurtre avec une effrayante sérénité. Originaire de Podgorica, Abu Maryam al-Albani, qui s'appelait autrefois Mirza Haklaj, se promène avec sa femme couverte de l'abaya noire, et ses deux enfants, dans les rues d'une ville indéterminée contrôlée par l'EI. Il se fait convaincant : « Si tu veux vivre dans la dignité, viens mon frère ! Je te le dis, ça vaut le coup de répondre à l'appel du califat. » En juin 2015, au moment de la diffusion de cette vidéo, Abu Maryam al-Albani avait déjà été tué au combat.
Dans une classique rhétorique de victimisation, le discours de l'État islamique revient sur la sécularisation mise en oeuvre dans la région par les régimes communistes, puis sur les exactions commises durant la guerre de Bosnie-Herzégovine par les milices du général serbe Ratko Mladic et les forces serbes au Kosovo. Les appartenances communautaires et linguistiques s'effacent devant l'identité religieuse, rappelant l'organisation sociale en vigueur sous l'Empire ottoman, où le système du millet répartissait la population en communautés confessionnelles. Dans les territoires contrôlés par la Porte, les musulmans relevaient directement du sultan ottoman, « Calife commandeur des croyants », et formaient un seul millet, qu'ils fussent albanais, slaves ou arabes. Une tradition qu'entend ressusciter le calife autoproclamé Abu Bakr al-Baghdadi, dont la première déclaration diffusée sur Internet le 5 juillet 2014 a d'ailleurs été immédiatement sous-titrée en albanais par le Al-Hayat Media Center.
Dans une région économiquement sinistrée (9) où, pour survivre, la seule option alternative à l'émigration vers l'Occident est d'obtenir un emploi en se rapprochant d'un parti politique, le djihad attire donc comme un aimant. La transition guerrière des années 1990 puis la faillite de l'intégration européenne ont asséché les espérances de nouvelles générations qui n'ont jamais connu le relatif confort de l'époque yougoslave. Ceux qui partent combattre ne sont pas tous des fanatiques religieux ; beaucoup cherchent l'« aventure », voire une façon rapide de gagner un peu d'argent. Au Kosovo, le parti d'opposition Vetëvendosje ! canalise pour le moment la colère de la jeunesse, mais pour combien de temps encore ? Le premier ministre albanais Edi Rama dresse un constat alarmiste : « Si les gens voient que rien n'avance dans le dossier de l'intégration européenne, si le sentiment d'être rejeté par l'Europe grandit, tout peut se produire », explique-t-il (10).
Han i Elezit est une bourgade industrielle en déshérence du sud du Kosovo qui ne survit que grâce à sa cimenterie. Plusieurs jeunes de la commune ont déjà choisi de partir pour l'Irak et la Syrie. En décembre 2013, Skendër a rallié Istanbul en avion depuis Pristina, avant d'être pris en charge par des « gens des Balkans » qui lui ont fait traverser la frontière. « Je me suis décidé tout seul à partir », explique le jeune homme, « avec Internet et les réseaux sociaux ». Skendër refuse de dire de quel groupe de la résistance il dépendait mais, à l'époque, la plupart des Balkaniques combattaient sous la bannière du Front Al-Nosra, la « franchise » d'Al-Qaïda en Syrie (par la suite, ils ont majoritairement rejoint l'EI). Revenu deux mois plus tard, en raison de « dissensions entre les groupes rebelles », il a été interpellé par la police le 12 août 2014. Désormais assigné à résidence, Skendër attend son procès et estime avoir été « trompé » par les autorités du Kosovo qui auraient « encouragé les départs ». Durant des années, la police du Kosovo (KPS) est restée étrangement inactive tant face à la radicalisation religieuse de certains groupes qu'au mouvement de départ vers la Syrie. Ce n'est que depuis 2014 qu'elle a fait le choix de passer à la répression mais, selon des témoignages internes, ses capacités de renseignement demeurent très limitées.
Durant les premières années de la guerre en Syrie, le gouvernement de Pristina et les autorités de la communauté islamique appelaient en effet à la « solidarité » avec les rebelles. Au printemps 2012, Enver Hoxhaj, alors ministre des Affaires étrangères, avait même invité trois représentants de l'opposition syrienne au Kosovo. À l'époque, on évoquait la possibilité de mettre en place dans le pays un camp d'entraînement destiné à former des combattants syriens « modérés », sous l'oeil bienveillant des États-Unis. Les volontaires attirés par le djihad ont sans doute perçu un tel engagement des autorités comme un feu vert officieux. Mais en 2014, le Kosovo a radicalement changé de politique. Cette année-là, le Parlement a adopté en urgence une loi criminalisant toute participation à un conflit armé à l'étranger ; Pristina cherche désormais à se forger l'image d'un partenaire sérieux de la « lutte mondiale contre le terrorisme ». Cette mobilisation des autorités n'est sûrement pas dénuée d'arrière-pensées : menacés par la création imminente d'un Tribunal spécial sur les crimes de l'ancienne guérilla de l'UÇK, le nouveau président du Kosovo Hashim Thaçi et ses proches collaborateurs ont tout intérêt à se présenter comme le « dernier rempart » face à la menace djihadiste, quitte à grossir quelque peu celle-ci pour mieux justifier leur propre utilité...
L'« islam des Balkans » comme antidote à l'« islam radical » ?
De nombreux commentateurs ont longtemps tenté d'identifier un « islam des Balkans », voire un « islam européen », qui serait « intrinsèquement » modéré et constituerait de ce fait un frein « naturel » à la radicalisation. Cette vision a été renforcée par certaines initiatives comme celle de l'ancien reisu-l-ulema de Bosnie-Herzégovine, Mustafa Ceric, qui avait signé le 2 juillet 2006, à Istanbul, une « Déclaration de l'islam européen », se posant en champion d'un islam « différent ». L'ambitieux Mustafa Ceric cherchait alors, au-delà de la Bosnie-Herzégovine, à assurer son leadership sur l'islam balkanique. L'homme était également un maître du double langage. Partisan d'une « réislamisation » de la société bosnienne, il a favorisé la montée en puissance des salafistes jusqu'au début des années 2000 - moment où ces derniers ont commencé à représenter une menace pour sa propre position institutionnelle. Dans le même temps, il apparaissait sur la scène internationale comme un fervent partisan du dialogue interreligieux (11).
Ce projet d'« islam européen » avait-il pour autant un sens ? Sans entrer dans le débat théologique, qui renvoie à la tonalité différente de certains versets - les experts du texte coranique distinguent entre « sourates de La Mecque » et « sourates de Médine » (12) -, cette conception reposait avant tout sur une construction historico-politique. Il s'agissait d'inscrire l'islam pratiqué dans les Balkans dans une longue continuité, remontant à l'Espagne et à la Sicile musulmanes du Moyen Âge et passant par la période ottomane. Cette approche n'était pas dénuée d'un certain essentialisme : l'islam des Balkans serait « tolérant » parce que européen... En réalité, ce qui caractérise l'islam des Balkans est d'avoir toujours cohabité avec d'autres religions, de manière plutôt harmonieuse ; mais, sur la longue durée, ce constat est tout aussi vrai pour l'islam de la plupart des autres régions du monde, y compris au Proche-Orient. Il serait également erroné de postuler une spécificité de l'islam hanéfite pratiqué dans l'Empire ottoman, le hanéfisme étant l'une des quatre grandes écoles juridiques de l'islam, ni plus « tolérante » ni plus « rigoriste » qu'une autre (exception faite, bien sûr, du wahhabisme, qui n'est d'ailleurs pas une école « historique », son existence remontant seulement au XVIIIe siècle).
Le chercheur Xavier Bougarel estime plutôt que les spécificités de l'islam yougoslave de la seconde moitié du XXe siècle renvoient à la modernisation impulsée par le régime communiste. Celui-ci a vite renoncé à réprimer l'islam - il trouvait même dans la valorisation des musulmans yougoslaves un important élément de communication à l'égard des régimes arabes et musulmans auxquels il était lié dans le cadre du Mouvement des non-alignés. Tout au plus a-t-il repris une « fonctionnarisation » de la religion héritée de l'époque ottomane, qui facilitait le contrôle des cadres religieux. C'est cette tradition qui a été mise à mal par l'éclatement de l'ancien État commun, au début des années 1990, et qui a ouvert la voie à une multiplicité d'acteurs : les courants radicaux financés par les pays du golfe Arabo-Persique, comme l'Arabie saoudite ; mais aussi l'Iran, qui a tenté de s'imposer en protecteur de certains courants soufis proches de la tradition chiite ; et, surtout, la Turquie qui, par le biais de sa Direction des affaires religieuses (Diyanet isleri), se considère toujours comme le « parrain » de l'islam des Balkans.
Aujourd'hui, les capacités organisationnelles, réglementaires et normatives des communautés islamiques issues de l'éclatement de la structure commune yougoslave, tout comme leur légitimité théologique et spirituelle, sont mises au défi tant par les jeunes imams revenus des pays du Golfe (13) que par les nouveaux moyens de communication et les réseaux sociaux. L'islam des Balkans n'est pas isolé dans sa propre bulle ; il est immanquablement affecté par les crises, les tensions et les contradictions qui touchent l'ensemble du monde de l'islam - des banlieues de Londres ou de Paris jusqu'à l'Indonésie ou au Sahara. La tentation du radicalisme ne fait pas exception, même si elle vient heurter certaines traditions propres à la pratique de l'islam dans les Balkans. Les conflits violents qui déchirent les communautés islamiques de Macédoine, du Kosovo et d'Albanie sont dans une large mesure des conflits de génération entre jeunes formés à l'étranger et « vieux imams » restés attachés à un modèle ancien. Il y a là, aussi, un hiatus entre deux régimes de modernité : celui qui a prévalu en Yougoslavie socialiste durant la seconde moitié du XXe siècle et celui, nouveau et « global », qu'impose la mondialisation. La radicalisation qui affecte une partie des musulmans des Balkans n'est qu'une réponse parmi d'autres à ces défis mais, dans le contexte de profonde crise économique, sociale et politique que connaissent les États balkaniques, le risque est grand de voir les brasiers entretenus dans quelques « foyers » comme Gornja Maoca continuer à s'étendre.
(1) La moitié des 3,5 millions d'habitants de la Bosnie-Herzégovine sont de tradition musulmane, ainsi que 90 % des 1,7 million d'habitants du Kosovo, 30 % des 1,5 million d'habitants de la Macédoine, 70 % des 3 millions d'habitants de l'Albanie. On trouve encore de fortes communautés musulmanes en Bulgarie (un million de personnes) et en Serbie, plus limitées en Grèce ou en Roumanie. Lire Xavier Bougarel et Nathalie Clayer, Les Musulmans de l'Europe du Sud-Est. Des Empires aux États balkaniques, Karthala, 2013.
(2) « ISIS set up stronghold in the heart of Europe as terrorists secretly buy land near an isolated village », The Sunday Mirror, 18 juillet 2015.
(3) Lire Rodolfo Toè, « L'État islamique en Bosnie-Herzégovine : vraie menace ou pure intox ? », Le Courrier des Balkans, 22 juillet 2015.
(4) Xavier Bougarel et Nathalie Clayer, Le Nouvel islam balkanique, Maisonneuve & Larose, 2001 ; et Esad Hecimovic, Garibi. Mudzahedini u BiH 1992-1999, Belgrade, 2009.
(5) « Crimes de guerre en Bosnie : Sakib Mahmuljin et les fantômes de la brigade El Mudzahid », Le Courrier des Balkans, 9 décembre 2015.
(6) « La Bosnie-Herzégovine libère l'ancien jihadiste Abu Hamza », Le Courrier des Balkans, 18 février 2016.
(7) On trouve parmi les Albanais des catholiques, des orthodoxes et des musulmans (majoritaires). Le « dogme » de la tolérance s'articule autour de la fameuse formule du poète Pashko Vasa : « La religion de l'Albanais, c'est l'albanité », oubliant que ce vers était performatif, et faisait immédiatement suite au triste constat des divisions causées par le facteur religieux. Lire Natalie Clayer, Aux origines du nationalisme albanais : la naissance d'une nation majoritairement musulmane en Europe, Karthala, 2007.
(8) « L'État islamique lance un appel au djihad dans les Balkans », Le Courrier des Balkans, 5 juin 2015.
(9) À l'échelle des Balkans occidentaux, le chômage des 18-24 ans atteint 50 %. « Économie : infographie du chômage dans les Balkans », Le Courrier des Balkans, 3 mars 2016.
(10) « Tirana : pour une réconciliation nationale », entretien avec Edi Rama, Politique Internationale, n° 148, été 2015.
(11) « Islam en Bosnie : la fin de règne contestée du reisu-l-ulema Mustafa Ceric », Le Courrier des Balkans, 17 mai 2012.
(12) Les sourates dites de La Mecque ont une tonalité beaucoup plus tolérante que celles de Médine. Font partie du premier groupe les versets cités par la Déclaration de l'islam européen : « Nulle contrainte en religion ! Car le bon chemin s'est distingué de l'égarement » (Al-Baqarah 2.256), ou encore : « Celui-ci qui le veut, qu'il croie et celui-là qui le veut, qu'il soit incrédule ! » (Al-Kahf 18:29).
(13) Alors que les imams de toute la Yougoslavie étaient formés, jusqu'à l'éclatement de l'État commun, à la Faculté de théologie islamique de Sarajevo, les offres de formation, souvent assorties de bourses, se sont multipliées depuis un quart de siècle. L'enjeu est particulièrement sensible en Albanie, où tous les cadres de l'islam étaient à reconstruire après la chute du communisme.