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Pologne : Les libertés en péril ?

Depuis quelques mois, la Pologne attire l'attention politique et médiatique de l'Europe. Une Europe qui s'inquiète des attaques contre l'État de droit, des limitations imposées à la liberté d'expression et de la paralysie imposée au tribunal constitutionnel par le gouvernement.
Alors que la crise migratoire bat son plein, on reproche souvent à Varsovie de manquer de solidarité à l'égard des réfugiés et des États membres qui font face à cette situation d'urgence. Pourtant, il y a cinq ans, suite au discours pro-européen du ministre des Affaires étrangères Radoslaw Sikorski en novembre 2011 à Berlin, qui affirmait que la Pologne était désormais un acteur d'une Europe fédérale, de nombreux médias du continent, mais aussi la chancelière Angela Merkel et son chef de la diplomatie Guido Westerwelle saluaient ensemble la rapide « européanisation » d'une Pologne considérée comme le « bon élève » de l'UE et une success story économique. Elle fut, en effet, le seul pays européen à ne pas être touché par la crise financière de 2008. Ces dernières années, on parlait peu de ce pays - ce qui est généralement signe de bonne santé politique et économique. Que se passe-t-il donc en Pologne ? Comment en est-on arrivé là ?

Le paysage politique polonais

En 2015, deux élections ont eu lieu en Pologne : une présidentielle en mai et des législatives en octobre. Les deux scrutins ont illustré la polarisation de la scène politique entre les deux principaux partis du pays : la Plateforme civique (au pouvoir de 2007 à 2015) et Droit et Justice (au pouvoir de 2005 à 2007). Tous deux créés en 2001, ils sont situés à la droite du paysage politique : Plateforme civique (PO) est plutôt un parti libéral-conservateur ; alors que Droit et justice (PiS) peut être défini comme un parti conservateur traditionaliste et nationaliste. Les deux élections de 2015 ont été gagnées par le PiS.
Depuis le début des années 1990, la Pologne est divisée en deux grands camps politiques. Dans un premier temps, les partis héritiers du régime communiste se sont opposés à ceux issus de « Solidarnosc » (le syndicat autonome dirigé dans les années 1980 par Lech Walesa). À première vue, cette rivalité semblait correspondre au traditionnel clivage gauche-droite. Mais, en réalité, dans les années 1990, la compétition entre les partis relevait moins d'une dimension socio-économique que d'une division « postcommunisme » vs. « anticommunisme » : les partis issus de Solidarnosc se définissaient avant tout par leur opposition au communisme, enfermant leurs adversaires dans une position d'héritiers du régime précédent.
Cette division commence à s'effacer lors des élections législatives de 2005 et de 2007. Une nouvelle configuration émerge à cette époque : le PiS et la PO dominent désormais la scène politique. On l'a dit, le premier parti est conservateur et traditionaliste tandis que le second est d'obédience libérale. Les questions économiques jouent un rôle relativement important dans la mise en place de cette dichotomie. Le PiS, aux affaires de 2005 à 2007, dénonce vigoureusement les réformes libérales, affirmant qu'elles ont été à l'origine de nombreuses injustices. En effet, de 1989 à 1991, Leszek Balcerowicz, vice-premier ministre et ministre des Finances du premier gouvernement non communiste de Tadeusz Mazowiecki, a mis en oeuvre de profondes réformes du système économique et social, influencées par la vision néolibérale. Compte tenu des mesures radicales qui ont alors été prises, en raison notamment de la forte inflation, le programme de Balcerowicz fut qualifié de « thérapie de choc ». Il se concentrait uniquement sur les transformations économiques, la politique sociale étant alors jugée secondaire. Dans les années 1997-2001, après le retour au pouvoir des formations issues de Solidarnosc, Leszek Balcerowicz a de nouveau assuré les fonctions de vice-premier ministre et de ministre des Finances et a pris de nouvelles mesures visant à diminuer les dépenses publiques (surtout sociales). Même le gouvernement de gauche dirigé par Leszek Miller puis par Marek Belka dans les années 2001-2005 a poursuivi dans cette voie et réduit l'aide aux plus pauvres. À l'occasion des élections législatives anticipées de 2007 puis de 2011, le pouvoir passe aux mains de la PO en coalition avec le Parti agrarien (PSL) (1). Ce gouvernement « pro-européen » fut dirigé de 2007 à 2014 par le leader de la PO Donald Tusk. En 2014, M. Tusk devient président du Conseil européen. Un symbole fort pour la Pologne et pour l'Europe : il est le premier dirigeant de l'Union issu de l'Europe postcommuniste. Après son départ pour Bruxelles, il est remplacé à la tête du gouvernement polonais par la terne Ewa Kopacz, qui restera au pouvoir jusqu'en 2015 (2).

2015 : le triomphe du PiS

Les victoires du PiS à la présidentielle et aux législatives étaient loin d'être certaines ou même prévisibles. En décembre 2014, lorsque le PiS annonce que son candidat à l'élection présidentielle sera le député européen Andrzej Duda, 43% des Polonais déclarent ne pas savoir qui il est (3) ! Le président en fonctions, Bronislaw Komorowski - qui avait été élu en 2010, candidat du PO pour un second quinquennat -, fait la course en tête des sondages durant toute la campagne électorale. Les deux hommes se qualifient pour le second tour, qui a lieu le 24 mai et se solde par une énorme surprise : M. Duda l'emporte avec 51,5 % des suffrages. Les enseignements du scrutin sont multiples. Tout d'abord, ses résultats reproduisent la bipolarisation qui s'est installée en 2007 ; en outre, il est marqué par l'effondrement de la candidate de la gauche traditionnelle (sociaux-démocrates postcommunistes, SLD), qui ne recueille que 2,38 % des voix au premier tour ; on assiste également, lors de ce premier tour, à l'émergence d'un outsider, le populaire chanteur de rock Pawel Kukiz, qui se classe troisième, 20,8 % des électeurs ayant été séduits par son discours populiste et démagogique (4).
La défaite de Bronislaw Komorowski constitue un bel exemple d'élection perdue alors qu'elle semblait gagnée d'avance. La PO avait la certitude que son candidat ne pouvait pas être inquiété; une assurance qui a démobilisé les militants et l'électorat du parti. Le président Komorowski n'a proposé aucun programme : il semblait estimer que le bilan de son premier mandat et son passé anticommuniste datant des années 1980 suffiraient à lui garantir la victoire.
Six mois plus tard, la PO subit une nouvelle désillusion en perdant les législatives. Le PiS, avec 235 députés, remporte la majorité absolue. Il peut donc composer le gouvernement seul - une première depuis la transition démocratique de 1989. Le groupe Kukiz - formé après la surprenante performance du chanteur à la présidentielle - obtient 42 sièges à la Diète, où l'on note également l'entrée d'un nouveau parti libéral, « Nowoczesna » (Moderne), avec 28 sièges. Ce parti, formé par des nouveaux venus en politique âgés de 30 à 40 ans, défend une position libérale en matière économique tout comme la PO mais, à la différence de cette dernière, il se montre tout aussi libéral sur les débats de société (avortement, relation de l'État avec l'Église, droits des femmes...). Autre tendance notable : la disparition complète de la gauche, qui n'a plus aucun représentant au Parlement.
En Pologne, le leader du parti ayant remporté les élections ne devient pas nécessairement premier ministre. On l'a encore constaté après les législatives d'octobre 2015 : le leader du PiS, Jaroslaw Kaczynski (frère jumeau du président Lech Kaczynski, décédé dans une catastrophe aérienne à Smolensk, en Russie, en avril 2010), n'a pris aucune responsabilité gouvernementale. Il demeure néanmoins au coeur du pouvoir. La première ministre Beata Szydlo, vice-présidente du PiS, semble se contenter de gérer l'intendance tandis que Jaroslaw Kaczynski, lui, dirige le pays en coulisse. Sa prépondérance politique est évidente non seulement pour les citoyens polonais mais, aussi, pour les responsables étrangers. Les chefs d'État qui vont en Pologne rendent toujours visite à Kaczynski, alors qu'il leur arrive de ne même pas rencontrer le président ou la première ministre ! Dernier exemple en date : la visite en janvier 2016 du premier ministre hongrois Viktor Orban, qui ne s'est entretenu qu'avec le patron du PiS et pas un seul instant avec les dépositaires officiels du pouvoir.

Comment expliquer la victoire du PiS ?

Si l'on analyse uniquement les statistiques économiques de la Pologne, il est difficile de comprendre la réussite électorale que Droit et Justice a connue en 2015. Sous la férule de la PO, la Pologne avait été le seul pays de l'Union européenne à ne pas subir les conséquences de la crise financière de 2008, essentiellement du fait de la faible imbrication du système bancaire polonais dans le système financier international en comparaison d'autres États européens; la dévaluation du zloty a également permis de sauvegarder les exportations polonaises. Le taux de chômage en 2015 était de 7,2 %, donc inférieur à la moyenne européenne (9,2 %). Même les inégalités sociales et géographiques, qui existent toujours, se réduisent petit à petit. Ajoutons que la Pologne est dans la bonne moyenne européenne pour ce qui concerne la répartition des revenus.
Mais les statistiques ne disent pas tout de la perception par la population de la situation économique et sociale. Les excellents résultats économiques enregistrés par le pays ont créé, au sein de cette population, une grande attente : celle d'une importante redistribution de cette croissance. Les citoyens espéraient constater un nouveau saut qualitatif de leur niveau de vie. Ils escomptaient, enfin, une répartition plus juste et plus généreuse de la richesse nationale. D'où l'attrait exercé par le PiS - un parti qui a eu l'habileté de se présenter comme une formation de « droite sociale » et s'est engagé à prendre une série de mesures populaires, comme le retour de la retraite à 65 ans pour les hommes et à 60 ans pour les femmes, revenant ainsi sur les décisions du gouvernement PO et PSL qui avaient progressivement amené l'âge de la retraite à 67 ans pour tous les Polonais ; le PiS avait également fait un cheval de bataille de l'aide aux familles, avec la promesse phare de verser pour chaque enfant une allocation de 500 zlotys mensuels (environ 120 euros), somme non négligeable pour les familles pauvres et moyennes. Les sociologues ont, par ailleurs, mis en évidence la frustration politique de la jeunesse qui se traduit par des comportements individualistes, virils et autoritaires, l'attachement à la tradition, la recherche d'un leader charismatique. Or parallèlement à ses promesses d'ordre social, le PiS a accordé une large place, dans sa rhétorique, à la dénonciation des « profiteurs » (les gagnants des transformations économiques des vingt-cinq dernières années), des « traîtres » (les pro-européens et ceux qui refusent de voir l'Allemagne et la Russie comme des pays ennemis) et aux théories complotistes (5). La formation de Jaroslaw Kaczynski a également profité de la peur suscitée par la perspective de l'arrivée de nombreux réfugiés musulmans dans une société ethniquement et religieusement homogène. Plus généralement, on assiste à un sentiment grandissant d'insécurité de toute la population. Le contexte géopolitique régional - guerre en Ukraine et menace russe, crise des réfugiés... - a alimenté les angoisses et les inquiétudes collectives.
En fait, la Pologne est touchée par le même repli national que l'ensemble des pays européens. Face aux incertitudes de la mondialisation, aux doutes que soulève le projet européen, au danger terroriste, il n'y a pas que les Polonais qui écoutent les sirènes populistes...

L'attaque contre la démocratie libérale

Le gouvernement du PiS, souvent soutenu par les élus du groupe Kukiz, a rapidement fait voter de nouvelles lois remettant en cause le bon exercice de la démocratie libérale. La surprise fut totale, même pour l'électorat du PiS : durant la campagne, le parti n'avait jamais annoncé de telles mesures, et on n'en trouve pas une ligne dans son programme ! Quatre lois sont en cause : la réforme du fonctionnement du Tribunal constitutionnel qui limite la séparation des pouvoirs puisque l'exécutif pourra désormais intervenir dans ses décisions ; le changement de la loi sur les médias, qui met à mal la liberté d'opinion (6), et qui a été suivie par la nomination des responsables des médias publics (le poste du directeur de la télévision publique est désormais occupé par un ancien vice-président du PiS) ; la loi sur les services de renseignement, qui porte atteinte à la vie privée (les services de sécurité et la police ont obtenu le droit de surveiller Internet et les discussions téléphoniques des citoyens, sans avoir besoin d'un accord préalable d'un juge) ; et celle sur la nomination sans concours des hauts fonctionnaires, qui politise la fonction publique. La plupart des votes au Parlement sur ces nouvelles lois se sont déroulés tard la nuit, sans débat, sans que la majorité gouvernementale réponde aux questions de l'opposition, et sans la moindre consultation des ONG ou des experts. À la fin de la procédure législative, le président Duda a signé à la sauvette toutes les lois votées.
Conséquence : en novembre 2015, un mois à peine après la formation du gouvernement de Beata Szydlo, un « comité de défense de la démocratie » (KOD) s'est formé spontanément et a très vite rassemblé plus de 140 000 membres sur Facebook. La Gazeta Wyborcza, le quotidien polonais issu de Solidarnosc en 1989, a publié en première page l'appel, signé de 500 citoyens ordinaires scandalisés par l'arrogance des ministres du PiS et par les attaques contre le Tribunal constitutionnel. Celles-ci, quoique éloignées de la vie quotidienne des citoyens polonais, sont devenues le symbole de la régression démocratique mise en oeuvre par le gouvernement du PiS. Le mouvement ne conteste pas le résultat des élections d'octobre 2015 ; en revanche, il critique les nouvelles lois que le PiS n'avait pas annoncées au cours de sa campagne électorale. Depuis décembre 2015, le KOD organise régulièrement des marches de protestation et des manifestations contre le gouvernement qui regroupent des dizaines de milliers de personnes dans les grandes et moyennes villes. Ailleurs, une telle mobilisation pourrait être jugée médiocre ; mais, en Pologne, ces chiffres ne sont pas négligeables. Ils sont même très significatifs si l'on veut bien se souvenir que le pays possède le taux d'abstentionnisme électoral le plus haut d'Europe, ce qui révèle à l'évidence une crise des valeurs civiques (7).
L'attaque contre les fondements de la démocratie libérale a débuté par la réforme du fonctionnement du Tribunal constitutionnel, qui joue un rôle essentiel de contrepoids à l'action du gouvernement. Cette instance est composée de quinze juges désignés par la Diète pour un mandat de neuf ans. Le Tribunal peut rejeter les actes juridiques non conformes à la Constitution. Il contrôle la conformité des projets de loi aux dispositions des traités internationaux. En outre, il tranche les conflits de compétence entre les autorités centrales de l'État et statue sur la conformité à la Constitution des objectifs ou de l'activité des partis politiques. Ses décisions sont obligatoires et définitives. La paralysie actuelle provient de la décision de la première ministre de refuser de publier les décisions du Tribunal constitutionnel où celui-ci estimait que les changements le concernant introduits par le gouvernement du PiS contredisaient la Constitution. De plus, le président Andrzej Duda refuse la nomination de trois juges qui avaient été désignés par le Parlement précédent.
Le PiS a avancé deux explications pour justifier son attaque contre le Tribunal constitutionnel. D'abord, il a dit s'être senti obligé de réformer cette instance pour annuler les « décisions scandaleuses prises par la PO » (8). Ensuite, les conseillers du PiS annoncèrent ouvertement que leur but était de prendre le Tribunal constitutionnel de vitesse avant que celui-ci ne rejette les actes juridiques du nouveau gouvernement, à commencer par la nouvelle loi sur les allocations familiales, susceptible d'être déclarée anticonstitutionnelle.
Tout aussi rapidement, une nouvelle loi sur les médias a permis le licenciement de tous les responsables des médias publics et la nomination de leurs successeurs. Suite à ce changement, les journalistes politiques les plus connus ont perdu leur poste. Jaroslaw Kaczynski justifie ce coup de balai en dénonçant « les communistes et les dissidents » qui, aujourd'hui encore, par leur pouvoir médiatique et leurs intrigues, « manipulent » l'opinion polonaise et cherchent à « démanteler la nation et l'Église ». Par surcroît, depuis le printemps 2016, le Parlement travaille sur une loi qui transformera les médias publics en médias « nationaux ». Ceux-ci auront la mission de « cultiver les traditions nationales et les valeurs patriotiques et humaines, et de satisfaire les besoins spirituels des auditeurs et spectateurs ».
Quant à la loi sur la nomination sans concours des hauts fonctionnaires, elle concerne environ 1 600 postes parmi les plus élevés dans l'administration. Jusqu'ici, les candidats aux hautes fonctions publiques devaient ne pas avoir appartenu à un parti politique au cours des cinq années précédant leur nomination ; cette interdiction a été levée. Pour l'opposition, il s'agit d'une preuve évidente de la volonté du PiS de politiser la haute administration.

Autre combat du PiS : décrédibiliser Lech Walesa

Le nouveau gouvernement polonais ne se contente pas de saper les piliers de l'État de droit. Il entreprend également une politisation de l'Histoire en lançant une vaste campagne de décrédibilisation visant le leader historique de l'opposition anti-communiste, Lech Walesa : la publication d'archives de l'Institut de la mémoire nationale (IPN) permet au PiS d'accuser M. Walesa d'avoir été un collaborateur du régime communiste. Il faut rappeler que la transition polonaise vers la démocratie effectuée en 1989 s'est caractérisée par sa nature consensuelle et négociée entre les élites modérées des deux camps lors du célèbre processus de la « table ronde ». Cette négociation conduite par Walesa avec l'« ennemi communiste » fut rejetée par l'aile la plus droitière de l'opposition. Pour cette dernière, dont sont issus les frères Kaczynski, ces accords étaient une véritable trahison et résultaient d'un complot ourdi par les services secrets pour sauver les intérêts des élites communistes. Les nouvelles diatribes du PiS visent donc les mythes fondateurs de la Pologne démocratique que furent Solidarnosc et Walesa.
Plus de vingt-cinq ans après la chute du système communiste, les questions historiques restent toujours prégnantes et continuent de provoquer des tensions et des réactions émotionnelles au sein de la population polonaise. Les questions de l'héritage communiste et de la politique mémorielle restent souvent controversées. Il est intéressant de constater qu'il existe une corrélation entre l'évaluation que les citoyens font du passé communiste et celle qu'ils font de leur situation socio-économique et politique actuelle. Les études sociologiques montrent qu'une estimation négative de sa propre situation matérielle s'accompagne souvent du souhait de vivre à nouveau dans un système de « socialisme réel » et d'une évaluation plutôt positive de l'instauration de l'état d'urgence en 1981 par le général Jaruzelski. Ces questions demeurent l'un des grands clivages de la société actuelle.

Quelle réaction au sein de l'Union européenne ?

Suite à l'introduction de ces nouveaux textes et aux vives réactions d'une partie de la société civile polonaise, la Commission européenne ne pouvait pas rester muette. Préoccupée par les premières décisions législatives de Varsovie, elle a activé dès le 13 janvier 2016 le nouveau mécanisme dit « de l'État de droit ». Frans Timmermans, premier vice-président de la Commission européenne en charge des relations inter-institutionnelles et de l'État de droit, a expliqué que la Commission a décidé d'engager un dialogue avec la Pologne « sans préjuger de possibles étapes ultérieures ». Objectif de ce dialogue : « Clarifier les faits de façon objective et évaluer la situation plus en profondeur. » En décembre 2015, le gouvernement polonais a demandé l'avis de la Commission de Venise (9) au sujet de la loi sur le Tribunal constitutionnel (10). En mars 2016, quand la commission de Venise a publié son verdict, très critique pour Varsovie, le ministre polonais des Affaires étrangères a tenté de discréditer l'autorité de cette institution en affirmant qu'elle était « trop politisée ». D'autres critiques, on l'a dit, proviennent des États-Unis - ce qui constitue un coup rude pour un gouvernement très pro-américain !
Une partie de l'opinion publique polonaise réagit mal aux admonestations venant de l'étranger. Les politiciens du PiS et les médias publics jugent que le gouvernement est « mal compris », prétendent que les responsables étrangers « manquent d'information » et, face aux reproches les plus véhéments, déplorent des prises de position « exagérées ».
Ce sont la vigueur ou l'intensité des critiques externes qui exaspèrent certains Polonais. Ceux-ci estiment que parler de « poutinisation » de leur pays ou de « coup d'État » est largement excessif et décrédibilise ceux qui tiennent de tels propos. Après tout, Viktor Orban en Hongrie est allé beaucoup plus loin. Pourquoi s'en prendre à la Pologne ? Les régimes de Varsovie et de Budapest ont souvent été comparés. Il est vrai que des tendances semblables y sont à l'oeuvre : dans les deux cas, on constate d'inquiétantes remises en cause de l'État de droit. Les observateurs s'interrogent sur la naissance, à Varsovie et à Budapest, de telles démocraties « illibérales », voire de régimes « post-démocratiques ». Quant à la Commission européenne, malgré ses protestations, elle semble bien incapable d'influencer tant la Pologne que la Hongrie. Mais les deux situations, en réalité, ne sont pas identiques. D'une part, le parti Fidesz de Viktor Orban est protégé au Parlement européen par le Parti populaire européen (PPE) dont il est membre alors que le PiS, lui, n'appartient qu'à un petit groupe eurosceptique (ECR). Il y a là une explication à la virulence des critiques envers la Pologne. Le PiS défend une vision souverainiste de l'Europe, proche des positions des conservateurs britanniques. Dans sa vision, Londres doit remplacer Berlin en tant que principal allié de Varsovie. Le futur de la Pologne dans l'Union européenne fait l'objet d'un débat au sein de PiS.
Deuxième distinction : la force de l'opposition. En Hongrie, l'opposition socialiste est totalement discréditée par sa politique qui a mené le pays à la faillite et par de nombreuses affaires de corruption. L'opposition polonaise, elle, doit certes se réorganiser et proposer un projet mobilisateur plus attrayant qu'un bon bilan économique ; mais elle ne souffre pas du handicap des opposants à Orban. Il faut également rappeler le tropisme pro-russe et pro-Poutine de Viktor Orban alors que Moscou reste l'ennemi numéro 1 à Varsovie. Ajoutons, enfin, qu'en Hongrie le Fidesz de Viktor Orban est concurrencé par un parti fasciste situé à sa droite (Jobbik), ce qui n'est pas le cas en Pologne pour le PiS.

À quoi peut-on s'attendre pour l'avenir ?

Le parti Droit et Justice affirme une vision nationale catholique qui plonge ses racines dans plusieurs traditions polonaises et poursuit un plan à long terme : former « un nouveau type de Polonais par une réforme de l'éducation où le patriotisme et les valeurs catholiques vont être mis à l'honneur ». L'histoire polonaise est revisitée pour célébrer la « grandeur » de ce pays humilié par des occupations successives. Certains politiciens du PiS ont déjà déclaré la guerre aux progressistes pour mieux imposer leur vision ultra-conservatrice. À cet égard, l'une des premières décisions du gouvernement fut le passage de l'âge de la scolarisation de 6 à 7 ans pour garder les enfants et leurs mères plus longtemps à la maison. Le PiS déclare aussi qu'il faut rediscuter d'une loi portant sur la « planification familiale » (pour la « défense de l'embryon ») et sur les conditions du droit à l'interruption volontaire de grossesse qui est déjà très strictement limitée. Cette nouvelle loi interdirait totalement l'avortement, même si la grossesse intervient à la suite d'un viol ou d'un autre crime (comme l'inceste).
Plus globalement, le PiS se présente comme le sauveur de la Pologne trahie par le « bloc libéral de gauche » et bafouée par l'UE, comme le défenseur des « vrais » Polonais contre ceux de « mauvaise sorte ». Eurosceptique et antigermanique, il entretient une véritable haine envers le président russe Vladimir Poutine. À ses yeux, seuls l'Otan et les États-Unis (gouvernés de préférence par les Républicains) sont dignes de confiance.
L'arrivée aux affaires d'un tel gouvernement renforce le camp des eurosceptiques au sein du Conseil européen et complique la tâche du président de la Commission Juncker. Mais elle ne change pas de façon radicale la donne en Europe. La montée des populismes et le rejet de l'intégration européenne dépassent très largement la Pologne ou l'Europe centrale. Dans le même temps, le camp des eurosceptiques éprouve de grandes difficultés à s'unir autour d'un programme ou d'une vision communes. La question des droits sociaux des nombreux immigrants polonais en Grande-Bretagne divise les partisans britanniques du Brexit et le gouvernement de Varsovie. En revanche, en politique étrangère, l'Union sera soumise à des pressions accrues venant de Varsovie afin qu'elle durcisse sa politique envers Moscou et maintienne un soutien fort à l'Ukraine - et cela, en dépit de l'incapacité des dirigeants de Kiev à mettre en oeuvre des réformes économiques structurelles et à « désoligarquiser » le pays.
L'Union européenne traverse la plus grave crise de son histoire et doit faire face à des défis considérables : crise financière, Grèce, réfugiés, forces centrifuges... Les nouveaux dirigeants polonais ont parfaitement évalué les risques et compris que l'UE était bien trop occupée ailleurs pour se consacrer réellement aux menaces qui planent sur l'État de droit à Varsovie.
L'enjeu principal pour le futur nous semble plutôt être, en tant que telle, la question de la montée en puissance des divers mouvements populistes qui prônent une démocratie « illibérale » et un repli sur les traditions nationales. La Hongrie, la Pologne, la Slovaquie ont déjà des gouvernements qui, malgré leurs spécificités, remettent en cause les équilibres traditionnels de l'État de droit et vont à l'encontre des valeurs européennes. Certes, ces partis existent ailleurs en Europe (11), mais ils n'arrivent pas seuls aux manettes de leur pays comme c'est le cas dans ces États de l'Europe postcommuniste. Si, en Europe centrale, ces mouvements parviennent à s'installer durablement au pouvoir et à saper l'État de droit, si aucune alternative démocratique crédible n'émerge, des « démocraties plébiscitaires » (12) pourraient alors s'installer dans ces pays - ce qui mettrait probablement en cause la stabilité du continent en ravivant de nombreuses plaies sociales, ethniques et historiques. À n'en point douter, l'avenir dépendra bien plus de la force des sociétés civiles nationales que des déclarations des institutions européennes...

(1) Le PSL est le successeur du parti paysan ZSL (Parti paysan unifié), satellite du Parti ouvrier unifié polonais (PZPR) avant 1989. Le PSL, créé en mai 1990, est représenté dans chaque Parlement depuis les premières élections démocratiques en 1991, un cas unique dans le système partisan polonais des vingt-cinq dernières années. Il n'a jamais gagné les élections législatives mais il est devenu le parti pivot de quatre coalitions gouvernementales. Le leader des agrariens est devenu deux fois premier ministre. Le PSL a aussi occupé de nombreuses positions élevées au sein de l'administration d'État et des institutions semi-publiques du pays. Enfin, le PSL est considéré comme le seul parti de classe en Pologne car ses dirigeants et son électorat viennent quasiment tous du monde rural.
(2)

nom du parti qualification idéologique pourcentage de voix pourcentage de sièges nombre de sièges
2011        
Plateforme civique (PO) libéral-conservateur 39,18 % 45 % 207
Droit et Justice (PiS) conservateur nationaliste 29,89 % 34,1 % 157
Mouvement Palikot (RP) social-libéral 10,02 % 8,7 % 40
Parti paysan polonais (PSL) agrarien 8,36 % 6,1 % 28
Alliance de la gauche démocratique (SLD) social-démocrate 8,24 % 5,9 % 27
2015        
Plateforme civique (PO) libéral-conservateur 24,09 % 30 % 138
Droit et Justice (PiS) conservateur nationaliste 37,58 % 51 % 235
Parti paysan polonais (PSL) agrarien 5,13 % 3,5 % 16
Alliance de la gauche démocratique en coalition avec les partis de gauche et les verts social-démocrate, écologiste 7,55 % 0 0
Kukiz'15 populiste nationaliste 8,81 % 9,1 % 42
Moderne (Nowoczesna) libéral 7,60 % 6 % 28


(3) Zaufanie do polityków w grudniu (La confiance dans les politiciens en décembre), CBOS, Varsovie, décembre 2014, p. 4.
(4) Durant la campagne électorale pour les élections présidentielles et législatives de 2015, Kukiz attaque toute la classe politiques qui, d'après lui, est un « parasite » ou un « cancer » sur le corps sain de la nation. Il juge les politiciens responsables des dettes de la Pologne et des Polonais et appelle à les « punir ». Il propose également que tous les jugements rendus dans le pays soient publiés sur Internet, pour une plus grande transparence. Enfin il a fait toute sa campagne en répétant que la Pologne était devenue une « colonie »... mais sans jamais préciser de qui.
(5) Ces théories prétendent que l'accident d'avion survenu à Smolensk le 10 avril 2010 qui fit 96 victimes, dont le président Lech Kaczynski et de nombreux représentants des élites politiques de plusieurs partis politiques, est le résultat d'un complot ourdi par la Russie et le gouvernement polonais du PO.
(6) Des journalistes connus pour leur indépendance ou leurs vues critiques à l'égard du PiS ont perdu leur emploi, et les programmes d'informations dans les médias publics ressemblent à ceux de l'époque communiste des années 1980.
(7) J. Raciborski, « La Pologne », in : J.-M. De Waele, P. Magnette (dir.), Les Démocraties européennes. Approches comparées des systèmes politiques nationaux, Armand Colin, 2010, p. 318 ; J. Raciborski (dir.), Praktyki obywatelskie Polaków, Varsovie, 2010.
(8) Le gouvernement PO-PSL soutenu par la gauche avait modifié la loi sur les nominations au Tribunal constitutionnel. Celle-ci anticipait la nomination de deux juges qui auraient dû être nommés par le Parlement issu des élections d'octobre 2015. Le PiS affirme que cette manoeuvre visait à assurer à la PO une majorité parmi les juges du Tribunal.
(9) La Commission européenne pour la démocratie par le droit, aussi appelée Commission de Venise, est un organe consultatif du Conseil de l'Europe composé d'experts indépendants en droit constitutionnel. Elle offre - entre autres - son assistance aux projets de Constitution ou de lois constitutionnelles modifiant la Loi fondamentale.
(10) Le gouvernement du PiS fit cette demande car il était sûr de son bon droit et pensait se donner une image de respectabilité européenne avant de se rendre compte que ses arguments seraient juridiquement peu convaincants aux yeux de la Commission de Venise.
(11) Front national en France (FN), Parti de la liberté en Autriche (OVP), Union démocratique du Centre en Suisse (UDC), etc.
(12) Régime où personne ne conteste les élections, mais où le chef de l'État s'arroge de plus en plus de pouvoirs et finit par être en mesure de changer la nature du régime.