Les Grands de ce monde s'expriment dans

Portugal : le président des coeurs

À en croire les résultats électoraux, Marcelo Rebelo de Sousa a fait basculer le Portugal de la gauche à la droite en à peine trois mois. Sur son seul nom, les conservateurs ont progressé de près de douze points. En effet, aux élections législatives du 4 octobre 2015, les deux partis de droite - le Parti social démocrate (PSD, libéral) du premier ministre sortant, Pedro Passos Coelho, et le Centre démocrate social (CDS, conservateur) - peinaient à rassembler 39 % des suffrages sur leur liste commune Portugal en avant (PàF). La gauche, dispersée, recueillait près de 51 % des voix entre le Parti socialiste (PS), arrivé deuxième avec 32 % des suffrages, le Bloc de gauche (BE, gauche radicale, 10 %) et la Coalition démocratique unitaire (CDU, 8 %, qui fédère plusieurs petites formations, dont une écologiste, autour du Parti communiste portugais). Après sept semaines de négociations, le socialiste Antonio Costa parvint à forger une alliance parlementaire inédite avec le BE et la CDU. Sans entrer dans le gouvernement, les deux partis de la gauche de la gauche s'engageaient, au prix de quelques mesures issues de leurs programmes respectifs, à soutenir un cabinet présidé par Costa et formé de ministres socialistes et indépendants.
Arrivé en tête, le premier ministre Pedro Passos Coelho a été renvoyé dans l'opposition. La politique d'austérité menée entre 2011 et 2015 a permis au pays de sortir du programme de sauvetage de la troïka, que Passos Coelho s'enorgueillissait de devancer. Du même coup, le chômage est passé sous son mandat de 13,50 % à 12,10 %, avec une pointe à 17,50 % en milieu de législature. La croissance, tombée à -4 % en 2012, s'est redressée à +1,50 % en 2015. Mais la dette a continué de grimper et représente aujourd'hui 129 % du PIB. Costa devra conjuguer ses promesses d'ouverture budgétaire avec les engagements pris à Bruxelles : faire passer le déficit de 3 % à 2,6 % d'ici à la fin 2016.
Au moment de l'élection présidentielle du 24 janvier 2016, le gouvernement socialiste, en place depuis tout juste deux mois, bénéficiait encore d'un relatif état de grâce. Et pourtant, c'est Marcelo Rebelo de Sousa, le candidat conservateur, qui l'a emporté dès le premier tour avec 52 % des voix face à quatre candidats de gauche. La configuration était certes différente : les partis politiques portugais n'investissent pas systématiquement un candidat à la présidentielle - le PS n'avait pas, par exemple, de candidat officiel ; et tant le scrutin que la charge favorisent la rencontre entre un homme et son peuple. Mais le triomphe de Rebelo de Sousa manifeste tout de même la capacité d'un personnage haut en couleur à transcender les clivages de la société portugaise et à transformer un capital de sympathie en une machine électorale.
Car « Marcelo », comme l'appellent unanimement la presse locale et l'ensemble des Portugais, est une vieille connaissance des électeurs... et des spectateurs. « Héritier par définition », selon l'expression du quotidien Público, Rebelo de Sousa a appris la politique sur les genoux de son père, qui fut tour à tour député, sous-secrétaire d'État, gouverneur colonial au Mozambique et ministre sous la dictature d'Antonio de Oliveira Salazar (1933-1968) puis de son successeur, Marcelo Caetano (1968-1974). Avec ce dernier, témoin de mariage de ses parents, de Sousa entretenait une relation compliquée : il écoutait les conseils d'un parrain politique avisé tout en affichant une distance critique vis-à-vis du régime.
Parallèlement à son activité de professeur de droit public, Marcelo a exercé les métiers de journaliste et de commentateur. Embauché par le journal Expreso dès sa création en 1972, il défie la censure et se forge un style iconoclaste qu'il n'abandonnera plus au fil des décennies passées dans les studios de radio et de télévision. C'est à cette faculté à expliquer les événements politiques et à juger ses congénères - il leur distribue même des notes, comme à l'école ! - qu'il doit sa popularité et sa proximité avec les gens. La presse internationale a présenté sa victoire électorale comme le succès médiatique d'un commentateur vedette.
Le raccourci, rapide, ne doit pas éclipser le Rebelo de Sousa politique, qui suffirait à occuper une vie hyperactive : cofondateur du PSD, député de la Constituante, secrétaire d'État, ministre, président du PSD... Il aurait pu être premier ministre en 1999 s'il ne s'était brouillé avec Paulo Portas, le leader du CDS, l'autre parti de droite. Méfiant avant même leur rupture, Portas avait dit de lui : « C'est le fils de Dieu et du Diable : Dieu lui a donné l'intelligence, le Diable la méchanceté. » Son sourire et son humour ont fini par convaincre les Portugais de sa gentillesse. Même - et surtout - ses adversaires politiques.
En assumant la présidence d'honneur du PS, Antonio Arnault, le fondateur du système portugais de sécurité sociale, a tenu à remercier le président de la République « pour la façon dont il exerce son mandat, pour la façon dont il nous garantit qu'il saura respecter la Constitution et défendre l'État social ». Le premier ministre Costa loue, pour sa part, ses talents de diplomate. Car le rôle du président de la République portugaise ne se limite pas aux inaugurations de chrysanthèmes. Le chef de l'État peut dissoudre l'Assemblée de la République et opposer son veto aux textes législatifs, des prérogatives qu'il n'a pas encore utilisées. Pour l'heure, la cohabitation sied comme un gant à « Marcelo ». L'habit présidentiel achève de transformer l'enfant turbulent du régime en un sage démocrate au-dessus des partis.
M. T.

Mathieu de Taillac et Patrick Wajsman - En janvier dernier, vous remportez la présidentielle au premier tour avec 52 % des suffrages face à cinq autres candidats. Le soutien que les partis de droite (PSD et CDS) vous ont accordé a-t-il été décisif dans cette victoire?
Marcelo Rebelo de Sousa - Je n'étais pas le candidat d'un parti. D'après la Constitution, le président de la République ne doit pas être le représentant d'un parti ou d'une coalition. Il est élu sur un projet pour un mandat de cinq ans. Mon projet est transpartisan et il est le fruit d'un engagement personnel. Il a su fédérer des électeurs de toutes tendances, des jeunes, des femmes, des gens qui habituellement ne votent pas... Plusieurs candidats indépendants se sont présentés. M. Sampaio da Nóvoa, arrivé deuxième, était soutenu par des petits partis d'extrême gauche et de la gauche radicale, par certains socialistes, par des éléments du Bloc de gauche, mais n'était pas, non plus, le candidat d'un parti. Deux membres du Parti socialiste ont concouru, mais aucun n'était le candidat officiel du PS. Quant au PSD et au CDS, ils ont hésité très longtemps avant de m'apporter leur soutien.
En fait, j'ai abordé cette élection - et c'est peut-être la raison pour laquelle je l'ai gagnée - avec un certain détachement. Je me suis lancé parce que j'ai considéré que c'était mon devoir de citoyen, sans savoir où cette aventure allait me mener. Ce n'était pas le but de ma vie. Cela pouvait arriver ou ne pas arriver. Et c'est arrivé.
M. T. et P. W. - Quels étaient les points forts de votre candidature ?
M. R. S. - C'était, bien évidemment, une candidature centrée sur le Portugal, comme toutes les autres d'ailleurs, mais aussi très pro-européenne et très atlantiste. Sur ce dernier point, je me suis clairement démarqué de mes adversaires qui ne partageaient pas mon intérêt pour les relations avec les États-Unis, le Canada et l'Otan. Ma proposition phare portait sur les consensus d'État. J'ai l'intention de les promouvoir en matière de défense nationale, de politique extérieure et de santé publique. Je m'attaquerai ensuite à la sécurité sociale et à l'éducation nationale, qui sont deux gros morceaux. Dans tous ces domaines, il faut s'efforcer de rassembler des consensus durables qui vont au-delà des législatures.
Le débat principal tournait autour de la politique d'austérité. Le centre droit, par prudence, jugeait qu'il était prématuré de relâcher l'effort. La gauche voulait, au contraire, prendre des mesures sociales en faveur de ceux qui avaient consenti les sacrifices les plus durs pendant les années de crise, quitte à prendre des libertés avec la réduction des dépenses publiques. J'ai essayé de trouver un équilibre. Je pensais qu'il fallait, certes, préserver les équilibres financiers, contrôler le déficit, la dette publique et la balance des paiements, mais aussi faire un geste en direction des plus vulnérables, notamment des personnes âgées, qui ont vu leurs retraites plafonnées voire réduites, et des fonctionnaires. C'est ce message d'équilibre qui a été consacré par le suffrage universel.
M. T. et P. W. - Quel genre de président serez-vous ? Vous avez dit souhaiter une présidence marquée par « l'affection, la proximité et la simplicité ». Est-ce votre feuille de route ?
M. R. S. - Je serai le président de tous les Portugais. J'aime écouter les gens, m'imprégner de leurs préoccupations. Ce n'est pas une stratégie de ma part ; cela fait partie de ma manière d'être et de vivre. J'ai compris à quel point il est important d'être proche de tout le monde. Je suis de plus en plus fier de ce peuple magnifique.
M. T. et P. W. - Le Portugal est passé par un plan de sauvetage. Le remède a été sévère mais le pays a échappé à la banqueroute et a renoué avec la croissance (+1,5 % en 2015). Quel jugement portez-vous sur la politique qu'a conduite Pedro Passos Coelho, qui fut premier ministre de 2011 à 2015 ? Y avait-il une autre voie possible ?
M. R. S. - Vous savez, quand on signe un mémorandum avec le FMI, la Commission européenne et la Banque centrale européenne, on n'a guère le choix : on s'engage à suivre le chemin qu'on vous propose. Un autre premier ministre, même socialiste, que M. Passos Coelho aurait fait exactement la même chose : il aurait dû appliquer à la lettre ce qui était prévu par le mémorandum. Aujourd'hui, certains disent : « Il y avait une option alternative. » Mais c'est faux : il n'y en avait pas.
Ce qu'on peut discuter, c'est le contenu de ce mémorandum. Tous les aspects de la réalité portugaise ont-ils été pris en compte ? Peut-être pas. Sûrement pas, à vrai dire. Tout le monde reconnaît, y compris au sein des institutions européennes, que la gravité de la situation du système financier avait été sous-estimée. On a regardé l'état des finances publiques, pas nécessairement celui des finances privées. De la même manière, les réformes structurelles ont été évoquées, mais sans entrer dans le détail. Le mémorandum insistait beaucoup sur les finances publiques, un peu sur les réformes structurelles et le système financier, et très peu sur l'économie, la croissance et l'emploi. Ensuite, est-ce que le gouvernement lui-même n'a pas exagéré certaines mesures en allant au-delà de ce que préconisait le mémorandum ? J'ai l'impression qu'il a parfois voulu accélérer la cadence pour anticiper la sortie de crise. N'oublions pas non plus qu'entre-temps l'Europe a connu une petite crise, ce qui n'a pas facilité sa tâche. Tous ces facteurs expliquent que les mesures de rigueur ont parfois dépassé les intentions de leurs prescripteurs.
M. T. et P. W. - Que pensez-vous de la déclaration de Passos Coelho : « Si jamais je dois perdre une élection pour sauver le pays, au diable les élections ! Ce qui m'importe, c'est le Portugal ! »
M. R. S. - C'est la réaction normale de tout homme politique sensé. Que penseriez-vous d'un dirigeant qui dirait : « Au diable le pays, je préfère gagner les élections ! » ? Ce serait vraiment très étrange.
M. T. et P. W. - Le pays se redresse mais, pour l'homme de la rue, l'amélioration tarde à se faire sentir. Les salaires ont diminué ou, au mieux, ont été gelés, les contrats sont plus flexibles...
M. R. S. - Les Portugais ont consenti d'énormes sacrifices. Cette crise est la plus dure que le pays ait traversée depuis la révolution. Il ne faut pas oublier que le Portugal a connu en vingt-cinq ans des changements considérables, sans équivalent en Europe : il a fallu tout à la fois décoloniser, démocratiser, adhérer à la CEE et substituer à l'économie coloniale une nouvelle économie. L'empire espagnol a disparu au XIXe siècle. Les Français et les Britanniques étaient des démocraties et des économies fortes au moment où ils ont décolonisé et rejoint le processus de construction européenne. Ce pays, lui, a décolonisé en deux ans, démocratisé en huit ans, adhéré à l'Europe en douze ans, en réalisant des changements que les grandes nations ont mis quarante ou cinquante ans à accomplir. Tout cela a un prix. C'est comme un dîner : à la fin, il faut payer l'addition. Et ce prix est très élevé.
La baisse des salaires et des retraites a eu des conséquences sur la cohésion sociale ; des tensions sont apparues entre les plus âgés et les plus jeunes. Les gens de plus de 55 ans qui ont été licenciés regardent leur avenir avec inquiétude. Ils éprouvent un ressentiment vis-à-vis des jeunes qui les poussent vers la sortie. Ils se demandent ce qu'ils vont devenir, ce qu'ils sont capables d'apprendre. Et les plus jeunes, qui arrivent sur le marché du travail et qui ne trouvent pas d'emploi, en veulent aux seniors de s'accrocher à leur poste. Bien souvent l'émigration leur apparaît comme la seule solution. Il n'y a jamais eu autant de départs depuis les années 1960.
M. T. et P. W. - Comment le premier ministre Antonio Costa peut-il satisfaire à la fois Bruxelles et les membres de sa coalition les plus à gauche ?
M. R. S. - C'est le problème de tous les gouvernements : il faut rester dans les clous du traité budgétaire, maintenir le déficit et la dette en dessous d'un certain seuil tout en générant de la croissance et en créant de l'emploi. Pour cela, il y a un moyen : exporter et investir. Mais la plupart de nos marchés traditionnels sont en crise, à commencer par des marchés émergents comme le Brésil ou l'Angola. Même des pays émergents non lusophones, en Amérique latine ou en Asie, enregistrent un ralentissement. L'Europe, qui représente le principal débouché de nos produits, affiche elle aussi une croissance plus faible que ce qui était prévu il y a six mois ou un an. Dans ces conditions, l'exportation ne peut pas être un facteur de croissance. Quant à l'investissement privé, il dépend de la confiance et du niveau d'investissement en Europe. Là aussi, on est un peu en deçà de ce que l'on attendait. Pour compenser, faut-il encourager la consommation, publique et privée, et augmenter l'investissement public ? C'est risqué car qui dit investissement et consommation publique dit problèmes budgétaires. Quant à la consommation privée, elle repose largement sur les importations. L'équilibre est très compliqué à trouver, d'autant que l'environnement extérieur n'est pas aussi favorable qu'on l'espérait.
M. T. et P. W. - Le bon score du Bloc de gauche aux législatives puis aux présidentielles a surpris les observateurs. Est-ce un vote de contestation ? Peut-on y voir, dans une moindre mesure, un phénomène semblable à Podemos en Espagne ou Syriza en Grèce ?
M. R. S. - Je crois que la réalité portugaise est différente de la réalité grecque ou espagnole. Le Bloc de gauche est en train de faire l'expérience du pouvoir, à travers l'appartenance à une coalition. Et cette coalition soutient un gouvernement qui accepte le traité budgétaire. Ce n'est pas le cas ailleurs.
M. T. et P. W. - Les deux forces traditionnelles, toutefois, se maintiennent à un score honorable. Aux dernières législatives, la coalition « Portugal à Frente » et le Parti socialiste ont totalisé 69 % des suffrages. Comment expliquez-vous cette bonne tenue ?
M. R. S. - Dans le reste de l'Europe, le système des partis est en crise, ce qui a favorisé l'émergence de formations radicales aux deux extrémités du spectre politique. Au Portugal, heureusement, les grands partis sont toujours là. Pourquoi ? Parce que ce sont des fronts qui regroupent plusieurs tendances, plusieurs sensibilités. Chaque parti propose tout un éventail de personnalités et d'idées. Cette diversité évite la formation d'un vide politique dans lequel s'engouffreraient de nouveaux partis.
M. T. et P. W. - Notez-vous au Portugal un désenchantement à l'égard de la politique comme il en existe dans d'autres pays, notamment en France ?
M. R. S. - Je constate un désenchantement à l'égard de la politique en général, mais il n'est pas aussi prononcé qu'ailleurs. La cause de ce désenchantement tient sans doute au fait que la société, la technologie, l'économie, la culture évoluent beaucoup plus vite que la politique et le droit. Les institutions ont du mal à suivre le rythme. Elles ne parviennent pas à accompagner ces changements qu'elles ne comprennent pas. De là naît, je crois, une sorte de défiance des citoyens par rapport à ceux qui les gouvernent. Le phénomène est observable à tous les niveaux, à l'ONU, à l'Otan, dans l'Union européenne, dans les États, dans les Parlements, dans les systèmes de partis classiques... Et l'on n'a pas encore trouvé de solution.
M. T. et P. W. - Certains évoquent des classes politiques à bout de souffle...
M. R. S. - Les classes politiques sont ce qu'elles sont. Elles vivent en vase clos, coupées des réalités, et fonctionnent selon des schémas dépassés. La qualité du personnel politique ne cesse de baisser, mais ce n'est pas la cause du fossé grandissant qui se creuse entre eux et les peuples ; c'en est la conséquence. Ce décalage est également visible au niveau du recrutement. Les élites ne se renouvellent pas. On trouve très peu de jeunes, de femmes ou d'immigrés dans les lieux de pouvoir, que ce soit à l'Assemblée de la République ou dans les gouvernements régionaux. Les immigrés représentent 5 % de la population (500 000 sur 10 millions d'habitants). Il n'y a aucune raison pour qu'ils soient absents du paysage politique.
M. T. et P. W. - À la différence d'autres pays européens frappés par la crise, le Portugal ne connaît pas une forte poussée de l'extrême droite. À quoi attribuez-vous cette « exception » ? Les Espagnols ont l'habitude de dire qu'ils ont été vaccinés par la dictature. Peut-on en dire autant des Portugais ?
M. R. S. - Le vaccin de la dictature existe, c'est vrai. Mais, surtout, les Portugais ne sont pas vraiment radicaux. Notre révolution s'est déroulée sans effusion de sang. Nous n'avons pas connu de guerre civile depuis près de deux cents ans, la dernière datant du début du XIXe siècle. C'est notre façon de vivre. Et puis, nos partis de droite, le PSD comme le CDS, sont très souples et couvrent, je l'ai dit, un large spectre d'opinions. Ils possèdent l'un et l'autre une composante populiste qui, de temps en temps, fait office d'extrême droite.
M. T. et P. W. - En tant que président, vous avez la possibilité de dissoudre l'Assemblée de la République. Certains à droite considèrent le gouvernement socialiste comme illégitime car issu d'une coalition de partis minoritaires et vous pousseront sans doute à utiliser votre droit de dissolution... Le ferez-vous ?
M. R. S. - Dès le début de mon mandat, j'ai insisté sur le besoin de stabilité politique. Le Portugal vient de traverser une période difficile à cause du programme d'ajustement. Le temps de l'apaisement est désormais venu. Il faut - je le répète - chercher à bâtir des consensus sur des thèmes essentiels et sur des bases solides. Dans les circonstances actuelles, vous comprendrez que je n'aie aucune intention ni aucune raison de dissoudre l'Assemblée de la République. J'estime même que ce serait extrêmement préjudiciable pour le pays.
M. T. et P. W. - Lorsqu'elle évoque le gouvernement, la droite parle de « coalition de perdants ». Reprenez-vous cette appellation à votre compte ? Quelles relations pensez-vous pouvoir entretenir avec le premier ministre Antonio Costa ? Comment jugez-vous ses premiers mois au pouvoir ?
M. R. S. - Le gouvernement dirigé par Antonio Costa a été formé sur la base d'un accord de circonstance entre le Parti socialiste, le Parti communiste et le Bloc de gauche. Cet accord a permis d'assurer la stabilité nécessaire au gouvernement et d'approuver, entre autres, le budget de l'État pour l'année en cours. Il s'agit, sans aucun doute, d'un modèle inédit dans notre démocratie dans la mesure où le parti qui a formé le gouvernement n'est pas celui qui est arrivé en tête lors des élections. Néanmoins, il faut lui donner toutes ses chances, et c'est précisément le rôle du président de la République. Plus ce gouvernement engrangera de succès, meilleur sera l'avenir du pays.
M. T. et P. W. - Vous avez déclaré que vous redoutiez de perdre une partie de votre liberté en accédant à la présidence. Vous ne pourrez plus conduire, vous êtes-vous notamment lamenté... Cela vous préoccupe-t-il réellement ou est-ce une boutade ? Ce n'est pourtant pas votre première expérience du pouvoir : vous avez été ministre, chef de parti...
M. R. S. - Il est évident que toute fonction publique implique une perte de liberté. Mais il y a une différence entre faire de la politique en tant que président de la République et en faire en tant que ministre ou leader de l'opposition. Et il y a une différence entre la politique d'aujourd'hui et celle d'autrefois. Le Portugal est un régime semi-présidentiel à mi-chemin entre le parlementarisme classique et le présidentialisme. Le président de la République a certaines prérogatives en matière de défense et de politique étrangère, il a le pouvoir de dissoudre l'Assemblée, d'opposer son veto aux lois... Sa tâche est donc très lourde. Il est un symbole de la nation. Tout ce qu'il fait est scruté, contrôlé. Le premier ministre, lui, n'est pas soumis à une surveillance de tous les instants. Et puis les problèmes de sécurité ne sont plus les mêmes qu'il y a vingt ou trente ans. On avait beaucoup moins de contraintes qu'aujourd'hui. C'est ce que je voulais dire quand je parlais de perte de liberté. Il est difficile non seulement de conduire, mais aussi d'avoir une vie privée. Par manque de temps tout simplement...
M. T. et P. W. - Est-ce un événement particulier qui vous a poussé dans la vie publique, ou avez-vous cédé à la pression naturelle de votre milieu familial ?
M. R. S. - Plus qu'un événement particulier, c'est plutôt une ambiance. Mon père était politiquement très engagé du temps de la dictature ; ma mère, elle, était plutôt à gauche. À la maison, les débats étaient permanents. Toutes les conversations tournaient autour de la politique, de l'économie, de la société. J'ai deux frères, dont l'un a été leader de la jeunesse sociale-démocrate et appartient aujourd'hui au Parti socialiste - il est plus à gauche, mais il a voté pour moi ! Et l'autre est plutôt à droite. Dès l'enfance, nous avons baigné dans cette atmosphère.
J'étais très jeune quand j'ai commencé à travailler pour des oeuvres sociales, dans la banlieue de Lisbonne, dans des milieux très pauvres. Cette expérience a été déterminante. À ma formation de droite s'est ajoutée une préoccupation sociale très vive, que l'on pourrait qualifier de gauche et qui correspond sans doute à l'influence de ma mère.
M. T. et P. W. - Vous avez animé des émissions de radio et de télévision pendant quinze ans. Quinze années qui ont fait de vous une célébrité. Au point que les Portugais et même la presse vous appellent par votre prénom : Marcelo... Cette expérience médiatique vous a-t-elle aidé à gagner la confiance des électeurs ?
M. R. S. - Mon métier, c'est l'enseignement, que j'ai exercé dès l'âge de 23 ou 24 ans. Et parallèlement, j'ai effectivement eu une activité de journaliste. C'était l'époque d'avant Internet. La radio était mon média préféré. C'est le plus flexible, le plus souple : on peut faire de la radio partout dans le monde. La télévision est plus lourde, les reportages à l'étranger coûtent très cher. J'aime bien aussi la presse écrite, mais cela prend du temps et les conditions de travail ne sont pas évidentes, surtout quand vous vous trouvez en pleine révolution ou au beau milieu de l'Afrique !
C'est mon passage à la télévision qui a probablement le plus marqué les esprits. Il est vrai que j'y suis resté longtemps : de 2001 à 2004 sur une chaîne privée, de 2005 à 2010 sur la chaîne publique et, à nouveau, sur la même chaîne privée de 2010 à 2015. J'ai aussi fait de la radio, de manière continue, de 1993 à 1996. Et j'ai signé mon premier article d'analyse économique et sociale en 1965, quand j'étais encore adolescent. En tout, j'ai travaillé plus de vingt ans pour la presse écrite.
M. T. et P. W. - Pourquoi la télévision a-t-elle eu un impact plus important ?
M. R. S. - Pour différentes raisons : j'apparaissais tous les dimanches, je faisais pour ainsi dire partie de la famille ! Je m'invitais dans les foyers portugais à 20h45, 21h ou 21h15, parfois 15 minutes, parfois 45 minutes ou une heure, cela dépendait. Le dimanche soir est un moment mort. Les gens terminent leur week-end, ils veulent savoir ce qui s'est passé pendant la semaine. Beaucoup n'ont pas eu le temps de suivre l'actualité à la télévision ou dans les journaux. Je leur offrais un résumé de cette actualité dans tous les domaines : économie, société, politique, culture... À l'époque c'était une nouveauté. J'ai été le premier à faire ce genre d'émission. Aujourd'hui toutes les chaînes en proposent. Au Royaume-Uni, Adam Boulton animait pendant un temps un programme d'analyse politique similaire sur SkyNews. L'émission a eu du succès puis a disparu.
M. T. et P. W. - Comment travailliez-vous ?
M. R. S. - Le plus difficile était de résumer une réalité extrêmement complexe en un quart d'heure. On sélectionnait huit ou dix sujets : les élections américaines, le Proche-Orient, la Méditerranée, une loi au Portugal, une altercation au Parlement, la situation économique, un problème social... C'était un énorme travail. Je parlais aussi des livres. J'en recevais des centaines et j'en retenais six, huit, dix ou douze par semaine. Je parlais parfois de spectacles, de sorties culturelles. Mais le problème principal, c'était de faire un choix, parfois le jour même. Il fallait définir les sujets au dernier moment, les présenter de manière intéressante, éviter d'être critiqué par les spécialistes et, en même temps, être compris par les non-spécialistes qui représentaient la majorité écrasante de nos téléspectateurs. Je dois dire que, de ce point de vue, mon passé de professeur m'a été d'un grand secours.
M. T. et P. W. - Selon vous, quels sont les ingrédients de vos prestations médiatiques qui vous ont valu la faveur du public, puis de l'électorat ?
M. R. S. - Je placerais en tête la clarté pédagogique. J'expliquais, en laissant les gens libres d'être d'accord ou pas avec mon analyse. Je leur disais : « Différentes positions sont possibles, voici la mienne. »
M. T. et P. W. - Ce qui a assuré la notoriété de vos émissions, est-ce le côté novateur du survol ou le côté personnalisé de vos commentaires ?
M. R. S. - Les deux, mais le caractère personnel est primordial. Cette expérience m'a apporté une crédibilité. Pendant la campagne électorale, certains de mes détracteurs me faisaient remarquer que la célébrité médiatique n'avait rien à voir avec la confiance des électeurs. C'est vrai si vous êtes commentateur sportif ou critique de cinéma. Ou si vos analyses politiques reposent sur du vent. Mais si vous vous basez sur un argumentaire sérieux et si vous présentez de manière impartiale les autres thèses en présence, alors votre crédibilité personnelle devient une crédibilité sociale, citoyenne et politique.
L'analyse politique telle que je l'ai pratiquée dans la presse écrite était également très novatrice. C'était drôle, parce que mon père était membre d'un gouvernement de la dictature et moi je critiquais la dictature dans un journal ! Pour trouver le moyen de faire passer des messages malgré la censure, il fallait avoir de l'imagination. J'ai pu développer cette imagination entre 1972 et 1974. Ensuite j'ai pu donner libre cours à mes talents d'analyste. Ma double casquette de professeur de droit et de professeur de sciences politiques me permettait d'éclairer le fonctionnement des institutions à la lumière des comportements psychologiques et politiques. Derrière un acte politique, il y a toujours une personne avec ses qualités et ses défauts, avec ses aspirations et ses désillusions. J'avais l'avantage de connaître personnellement un certain nombre de responsables politiques et économiques, de toutes tendances. J'étais donc capable de décortiquer l'arrière-plan intellectuel ou affectif de telle ou telle décision. Pour moi, ces gens n'appartenaient pas à un autre monde. Je les avais connus à l'époque de la dictature ou au moment de la transition démocratique, notamment dans le cadre de la Constituante. C'est là, par exemple, que j'ai rencontré l'actuel leader du Parti communiste. Je le fréquente depuis quarante ans ; je le connais donc par coeur. Ma proximité avec les acteurs de la vie politique était un immense atout.
M. T. et P. W. - Malgré votre engagement politique et journalistique, vous n'avez jamais abandonné votre carrière universitaire. Il y a quelques mois encore, vous continuiez à enseigner le droit. Qu'est-ce que vous apporte l'enseignement ?
M. R. S. - Tout, l'enseignement m'apporte tout. Le reste de ma vie, tout ce que j'ai pu faire dans d'autres domaines, découle de cette expérience et de cette passion première. Tout ce que j'ai pu apprendre et transmettre, je le dois à l'université. On ne le dirait pas, mais, quand j'étais jeune, j'étais très timide. J'avais un camarade très brillant, qui aujourd'hui est prêtre. Lorsque nous discutions, il prenait toujours le dessus. J'étais ce qu'on appelle en psychologie une personnalité secondaire, lui était plutôt primaire. Il était très rapide, très brillant. Moi non, je prenais le temps d'argumenter, de réfléchir. Un jour je me suis dit : « Il faut que je gagne une joute verbale contre lui. Il faut que je me corrige. » Et c'est ce que j'ai fait. Je me demande, au fond, si les timides contrariés ne font pas des extravertis excessifs...
M. T. et P. W. - Et l'enseignement vous a aidé à surmonter ce handicap ?
M. R. S. - Grandement. Au début, j'avais du mal à faire cours face à des centaines d'étudiants. Et puis la révolution est arrivée et les événements se sont chargés de m'aguerrir. Créer un parti, organiser des meetings qui sont sabotés tous les jours par l'opposition, c'est une sacrée formation. J'ai dû être évacué par le toit plusieurs fois, parce que le siège de mon parti était en flammes ! Je donnais des cours de droit constitutionnel alors qu'au même moment la Constituante, dont je faisais partie, approuvait la nouvelle Constitution ! Dans les amphis, les débats idéologiques étaient plutôt musclés. Quand vous avez connu l'université dans ces années-là, vous pouvez tout affronter !
M. T. et P. W. - On dit que vous corrigez vous-même les copies de vos étudiants, que vous dînez parfois avec eux, que vous les invitez...
M. R. S. - J'adore corriger les examens. À présent je ne peux plus le faire. Mais comme j'étais encore professeur au premier semestre, j'ai demandé à l'un de mes confrères la permission de corriger trente copies, pour ne pas couper totalement le lien qui m'unit à mes élèves. Bien sûr, je n'ai pas donné de notes ; je me suis contenté de les suggérer, ce sera au professeur d'en décider...
M. T. et P. W. - La presse rapporte également que vous avez aidé vos meilleurs étudiants à financer leurs études...
M. R. S. - D'une part, j'ai créé des Prix pour les plus brillants. J'ai offert des livres, des places pour des spectacles de musique classique ou moderne. D'autre part, j'ai aidé ceux qui n'étaient pas nécessairement les meilleurs, mais qui avaient du mal à s'en sortir parce qu'ils n'avaient pas reçu les bourses qu'ils attendaient. L'université leur permettait de se présenter aux examens, mais refusait de leur remettre leur diplôme tant qu'ils ne payaient pas ce qu'ils devaient. Certains sont restés trois ans dans cette situation. Alors j'ai aidé des étudiants pendant ces années de crise - des étudiants qui avaient terminé leurs études, qui voulaient devenir avocats et qui ne pouvaient pas travailler parce qu'ils n'avaient pas les moyens de s'acquitter de leurs dettes.
M. T. et P. W. - Quelles sont vos passions en dehors de la politique et du droit ?
M. R. S. - La vraie passion de ma vie, je vous l'ai dit, c'est l'enseignement. La politique et le journalisme ont été comme un prolongement de mon métier de professeur. C'est une chose de faire des cours pour 400 personnes, c'en est une autre que de s'adresser à deux ou trois millions de téléspectateurs... ou dix millions d'électeurs. Mais c'est toujours le professeur qui parle. Quel que soit l'auditoire, je m'efforce d'informer et d'expliquer.
En dehors de cela, j'adore les livres. Depuis mon plus jeune âge, je collectionne les livres anciens. Et j'adore aussi l'opéra. Je préfère Verdi à Wagner. Le Trouvère est mon opéra préféré parce qu'il exige quatre grandes voix, pas juste une ou deux. Il y a quatre rôles principaux qui synthétisent ce qu'il y a de plus riche dans la vie : le courage, le drame personnel ou familial, la patience, la loyauté... Tout est là.
M. T. et P. W. - On dit parfois qu'il n'y a plus de « grands hommes ». À quoi, selon vous, tient cette pénurie de « géants » ? La banalisation du leadership est-elle, au bout du compte, une bonne ou une mauvaise chose ?
M. R. S. - Vous avez raison, les démocraties ont du mal à faire émerger des leaderships forts et durables, capables de mobiliser les peuples au nom d'idéaux, de convictions et d'espoirs partagés. Aujourd'hui, le gouverneur de la Banque centrale européenne - dont je ne remets pas en cause les qualités éminentes mais qui n'est jamais qu'un technocrate - possède plus de pouvoir que la plupart des dirigeants politiques européens. C'est tout dire... C'est bien le signe, en tout cas, que le monde a changé, que l'Europe a changé, qu'il y a trop peu de politique et un peu trop d'économie, de finance et de technocratie. Je n'ai rien contre les gestionnaires ; il en faut pour veiller à la bonne marche de l'économie et garantir la stabilité. Mais ceux qui font l'Histoire, qui marquent leur temps par de grandes décisions, ce ne sont pas ces gens-là ; ce sont des idéalistes, des gens qui ont une vision du monde, une vision de la société, de leur pays... On aurait besoin de plus d'hommes de cette trempe.
M. T. et P. W. - Quelle est, pour vous, la principale des vertus politiques ?
M. R. S. - Le caractère. C'est une vertu personnelle et c'est une vertu politique.
M. T. et P. W. - Vous l'assimilez au courage ?
M. R. S. - Le caractère, c'est une cohérence d'attitude. Cela exige du courage, mais cela va au-delà du courage.
M. T. et P. W. - Quelle est votre principale qualité et quel est votre principal défaut ?
M. R. S. - Ma principale qualité ? Je dirais la curiosité intellectuelle. Ne jamais être fermé, chercher à saisir la réalité du monde qui nous entoure : cette soif de découverte m'anime depuis toujours, en tant que professeur, en tant que communicant, en tant que politique...
Quant à mon principal défaut, c'est sans doute d'avoir raison trop tôt, ce qui en politique peut vous jouer bien des tours... Avoir raison trop tôt, c'est avoir tort. D'abord, parce que personne ne vous comprend. Ensuite, parce que l'on vous attribue la responsabilité de ce que vous aviez prédit et qui finit par arriver. Si vous prévoyez une crise, au moment où elle se produit on vous reprochera d'avoir contribué à la provoquer, voire de l'avoir amplifiée. Aujourd'hui, je réserve mes analyses à mon usage personnel ! Lorsque je suis convaincu que quelque chose va arriver, je fais en sorte que mes prévisions optimistes se concrétisent et que les autres soient déjouées. Mais je me garde bien de rendre publiques des réflexions qui pourraient être mal interprétées.
M. T. et P. W. - Quels furent les meilleurs et les pires moments de votre vie publique ?
M. R. S. - Il y a eu des tas de bons moments. Mais si je devais n'en retenir qu'un, ce serait sans doute la Constituante. À 26 ans, élaborer une Constitution au beau milieu d'une révolution alors que vous ne savez pas si le lendemain vous serez encore là, c'est vraiment une expérience unique. Il n'y a que quelques centaines de personnes qui ont vécu ces événements. Finalement, tout s'est bien terminé, la révolution n'a pas balayé la Constituante, un compromis a été trouvé, et un nouveau chapitre de l'histoire du Portugal a pu s'ouvrir.
M. T. et P. W. - Et un de vos souvenirs les plus cuisants...
M. R. S. - Il remonte à l'époque où j'étais le leader de l'opposition et candidat à la présidence du gouvernement. J'étais en train de former une coalition - l'Alliance démocratique - avec un autre parti, le CDS (Parti populaire), alors dirigé par Paulo Portas. Et tout à coup, à la veille des élections européennes de 1999 et à quelques mois des législatives, une crise a éclaté au sein de cette coalition, ce qui m'a conduit à démissionner de la présidence du Parti social-démocrate. J'avais travaillé trois ans pour former cette alliance ; et à l'avant-dernière minute, tout s'est écroulé. Ce genre d'imprévu arrive parfois en politique. C'est la vie !
M. T. et P. W. - Quel est, à vos yeux, le fait politique le plus marquant de l'Histoire ?
M. R. S. - L'adoption du suffrage universel ; et le droit de vote des femmes, bien sûr. Le suffrage universel permet de passer d'un État dominé par une minorité à un État où des classes sociales différentes peuvent peser sur l'évolution du système.
M. T. et P. W. - Et quelle est la conquête sociale qui vous apparaît comme la plus décisive dans l'histoire des hommes ?
M. R. S. - L'abolition de l'esclavage, qui a posé comme principe la dignité de la personne humaine. Les conséquences se sont fait sentir non seulement sur la société, mais aussi sur l'économie et la politique.
M. T. et P. W. - Quel est l'ouvrage qui vous a le plus influencé, et pourquoi ?
M. R. S. - La Bible, évidemment, qui est pour moi une Bible vivante. Je l'ai commentée, j'ai même écrit une adaptation des Évangiles, transposés au Portugal contemporain !
Un autre livre m'a profondément marqué, qui va sans doute vous surprendre : La Condition humaine de Malraux. J'avais une grande admiration pour Malraux. J'ai fait sa connaissance quand il était ministre, mais je le lisais depuis longtemps. Pour le jeune homme que j'étais, La Condition humaine, c'était la lutte pour un idéal. Une lutte qui justifie tout, y compris le meurtre dans des circonstances extrêmes. Ma génération avait des idéaux. Ce livre, même s'il parlait d'idéaux différents des miens, était porteur d'un message d'espoir qui m'a fortement impressionné.
Je citerai aussi Guerre et Paix, parce que c'est la description politique d'une société sur le point de s'effondrer. Pour moi qui ai assisté à la chute de l'empire portugais de l'intérieur, ce livre a une résonance particulière. Mon père a été l'un des derniers gouverneurs généraux au Mozambique. J'étais étudiant à Lisbonne mais je passais mes vacances auprès de ma famille. L'atmosphère était très étrange : en fait, les gens ne comprenaient pas ce qui était en train de se passer. Ils ne voyaient pas la forêt. Ils ne voyaient que l'arbre.
M. T. et P. W. - Avez-vous une devise ?
M. R. S. - Oui, j'ai une devise familiale : « Amor omni vincit », l'amour vainc tout. C'était la devise du médecin qui a formé mon père. Elle correspond assez bien à l'idée que je me fais de ma présidence : une présidence, vous l'avez rappelé au début de notre conversation, placée sous le signe de l'affection, de la proximité et de la simplicité. L'inspiration religieuse n'est pas loin... La disponibilité, l'ouverture aux autres, la capacité d'entendre et d'accepter la différence : tels sont les principes qui me guident. Un bon professeur le sait : certains élèves comprennent tout de suite et d'autres mettent plus de temps.
M. T. et P. W. - Si vous aviez le pouvoir de revenir en arrière, que feriez-vous différemment - dans votre vie personnelle et dans votre parcours politique ?
M. R. S. - En politique, rien. Si c'était à refaire, je referais à peu près la même chose. Sur le plan personnel, en revanche, j'ai un regret : celui de ne pas être devenu médecin. Mon père adorait le droit ; mais il a dû céder à la pression de ses parents qui l'ont forcé à étudier la médecine. Alors il s'est vengé en m'inscrivant en droit ! Et de temps en temps, moi qui suis très hypocondriaque - de ces hypocondriaques qui connaissent absolument tous les symptômes, tous les traitements, tous les médicaments... -, il m'arrive d'avoir un petit pincement au coeur. On n'y peut rien : ce qui est fait est fait. Dans une autre vie peut-être...