« J'ai le sentiment que Trump va gagner - il va battre Hillary Clinton très nettement, ça pourrait même être un raz-de-marée électoral », prédisait Rush Limbaugh il y a quelques semaines. La position de l'animateur star de la radio américaine, acquis à la cause conservatrice depuis des années, est bien éloignée de la plupart des pronostics : en mai 2016, les bookmakers étaient, en effet, 68 % à estimer que Hillary Clinton serait la prochaine présidente des États-Unis (1).
Les parieurs ont néanmoins connu une année très difficile, Donald Trump et Bernie Sanders ayant, chacun de leur côté, rendu les primaires largement imprévisibles. Nate Silver, le statisticien politique de référence, a écrit noir sur blanc en 2015 : « Donald Trump ne sera pas le candidat républicain. » Comme tant d'autres ! À la vérité, qui pouvait prévoir que les idées du magnat de l'immobilier, 70 ans, allaient être validées par les électeurs du Parti républicain ? Pendant les primaires, Trump a pris des engagements très lourds, tels que l'interdiction d'entrée sur le territoire américain aux musulmans et la construction d'un mur à la frontière américano-mexicaine. Ces idées farfelues, vraisemblablement énoncées dans le seul but de gagner les primaires, montrent que 2016 échappe pour le moment à toute rationalité.
Mais une élection étant in fine affaire de mathématiques, c'est pourtant bien à un effort d'objectivité et de réalisme qu'il faut s'astreindre. Force est de constater, n'en déplaise à Limbaugh et aux électeurs républicains qui ont voulu l'investiture de Donald Trump, que le contexte ne leur est guère favorable. Cela ne veut pas dire que Trump n'a aucune chance de gagner, ni que Hillary Clinton ne sera pas rattrapée par le scandale des e-mails qui la menace depuis plusieurs mois (2). Mais du point de vue des chiffres qui conditionnent l'élection générale de novembre, et avant même que le moindre vote ne soit comptabilisé, les républicains accusent un net retard par rapport aux démocrates dans la course à la présidence.
Il ne faut jamais oublier que l'élection américaine se joue dans cinquante circonscriptions. L'élection de Trump n'est pas impossible, mais elle bute sur deux obstacles de taille qui devraient logiquement assurer la victoire de Hillary Clinton : le principe du collège électoral et la dynamique démographique.
Le traitement de l'élection américaine par les médias français
Si jamais, au cours des semaines à venir, vous entendez parler des sondages nationaux aux États-Unis sur une chaîne française, zappez ! Et mettez-vous sérieusement à lire le New York Times - ou, si vous avez délaissé le papier, Politico et Five Thirty Eight.
En France, l'élection présidentielle obéit à des règles très simples : une seule circonscription et 50 % des voix plus une requises. Aux États-Unis, les choses sont un peu plus compliquées, ce qui explique la méconnaissance d'une grande partie des journalistes français. Une phrase comme « Les sondages donnent une avance de deux points au candidat républicain sur le candidat démocrate... », peut très bien présager de l'issue de l'élection - et bien souvent, c'est le cas -, mais elle ne reflète en rien la réalité de l'élection présidentielle américaine.
Le scrutin roi aux États-Unis se déroule, on l'a dit, sur cinquante circonscriptions, plus le District de Columbia. Après plus de deux cents années d'union, les États-Unis restent une fédération d'États très différents les uns des autres sur les plans culturel, social, climatique, économique... et bien évidemment politique. Ils élisent leur président au suffrage universel indirect - un système qui, dans l'esprit des Pères fondateurs, devait à la fois représenter l'unité du peuple et la diversité du pays. Sur la base de sa population, chaque État se voit attribuer un certain nombre de grands électeurs, chargés de désigner le président des États-Unis lors du rassemblement du collège électoral, en décembre. Il ne s'agit donc pas d'obtenir 50 % des voix plus une, mais la majorité des 538 grands électeurs, soit 270.
Un problème démocratique ?
Le vote via un système de grands électeurs pose le problème de la démocratie indirecte - un problème aggravé aux États-Unis par la règle du winner-takes-all, qui « déforme » l'expression du suffrage de la population. En effet, dans tous les États sauf deux (3), il suffit d'obtenir une voix de plus que son adversaire pour remporter la totalité des grands électeurs en jeu.
Du fait de cette règle électorale, la question du respect de la démocratie est posée. Le président des États-Unis peut théoriquement être élu avec une majorité des grands électeurs et une minorité de voix. Un candidat qui a remporté plus de voix que son ou ses adversaires peut ne jamais voir la Maison-Blanche s'il n'a pas atteint le « chiffre magique » de 270 grands électeurs. Prenons un cas exceptionnel, mais pas impossible. Les neuf États les plus peuplés (Californie, Texas, Floride, New York, Illinois, Pennsylvanie, Ohio, Géorgie et Caroline du Nord) représentent plus de 50 % de la population totale, mais seulement 240 grands électeurs. Si un candidat les remporte tous les neuf avec 100 % des voix, tout en ne gagnant aucune voix dans le reste du pays, il aura été choisi par une majorité des Américains - majorité néanmoins insuffisante pour rassembler 270 grands électeurs au collège électoral. Dans un scénario encore plus extrême, un candidat peut remporter ces neuf États avec 100 % des voix et perdre tous les autres d'une voix seulement (4). Il aura alors amassé près de 75 % des voix pour seulement 240 grands électeurs - toujours trop peu pour être élu.
Bien entendu, une pareille configuration est, dans la pratique, très improbable - le vainqueur de l'élection étant dans l'immense majorité des cas le vainqueur du vote populaire. L'inverse a tout d'une anomalie, qui ne s'est produite que quatre fois dans l'Histoire, dont les trois premières au XIXe siècle, dans des conditions souvent troubles. En 1824, dans une élection quadripartite, Andrew Jackson est arrivé en tête du vote populaire (40 %) et du collège électoral (38 %). La barre des 50 % des grands électeurs n'étant pas atteinte, ce score s'est avéré insuffisant pour lui ouvrir les portes de la Maison-Blanche. Conformément au 12e amendement de la Constitution, c'est donc la Chambre des représentants qui a tranché pour suppléer à l'indécision du collège électoral, et sélectionné John Quincy Adams. En 1876, bien qu'il ait rassemblé 50,9 % des voix populaires, le démocrate Samuel Tilden a été battu d'une voix par Rutherford Hayes au collège électoral et a dû concéder la victoire à son adversaire républicain. En 1888, le républicain Benjamin Harrison remporte 65 voix de plus au collège électoral (qui comptait alors 401 membres au lieu de 538 aujourd'hui) en dépit d'un écart en sa défaveur de 100 000 voix dans le vote populaire face au président sortant Grover Cleveland.
Enfin, en 2000, Al Gore totalise pas moins d'un demi-million de voix de plus que son adversaire George W. Bush. Mais les 500 voix supplémentaires enregistrées par Bush en Floride lui permettent de rafler les 25 grands électeurs de l'État, décisifs pour atteindre le seuil fatidique des 271 grands électeurs. Le scénario a été proche de se répéter en 2004, lorsque Bush a remporté l'élection présidentielle par 120 000 voix d'avance seulement en Ohio face à John Kerry. Ces situations historiques sont-elles non démocratiques ? Assurément, si l'on porte sur les élections américaines un regard français. Mais si l'on se place dans un cadre américain, il faut voir ce mode d'expression électoral comme le reflet de la réalité et de l'histoire du pays, construit depuis l'origine autour d'un idéal fédéral.
Les fondamentaux du collège électoral sont contre les républicains
Certains États penchent traditionnellement du côté démocrate (Illinois, Hawaii), d'autres du côté républicain (Oklahoma, Wyoming) - d'autres enfin sont des swing states qui peuvent voter dans un sens ou dans l'autre selon les années (Iowa, Colorado, Ohio, Floride). Ce qui est clair, en tout cas, c'est que, depuis 1992, c'est-à-dire lors de six élections présidentielles, 19 États (dont la Californie, New York et l'Illinois) ont toujours voté démocrate et 13 sont toujours restés fidèles aux républicains (Texas, Oklahoma, Wyoming notamment). Or, en 2016, ces coalitions d'États valent respectivement 242 et 102 grands électeurs.
C'est un problème pour les républicains. Dans une Amérique en voie de polarisation (5), les clivages sont de plus en plus marqués. Si Hillary Clinton et Donald Trump parviennent à maintenir en place leurs coalitions respectives, la candidate démocrate aura d'emblée une avance considérable de 140 grands électeurs sur son rival républicain. Elle n'aura alors besoin que de 28 grands électeurs sur les 194 restants pour devenir présidente. A contrario, le candidat républicain devra s'adjuger 168 grands électeurs sur les 194 restants pour l'emporter... La fenêtre de tir est donc incontestablement plus large pour un candidat démocrate que pour un candidat républicain.
Vote de chaque État à l'élection présidentielle, depuis 1992. Source : The Cook Political Report, 2012.
D'après le tableau ci-dessus, il suffit à Hillary Clinton de rassembler les 19 États votant traditionnellement démocrate (242 grands électeurs) plus la Floride (29 grands électeurs) pour devenir la 45e présidente des États-Unis. Si elle engrange les 19 États démocrates, plus l'Ohio, le Nevada et le Nouveau-Mexique, elle sera également élue. De la même façon, les 19 États démocrates, plus l'Iowa, le New Hampshire et l'Ohio lui assureront tous ensemble les 270 grands électeurs nécessaires pour succéder à Barack Obama. Du fait de leur avantage initial au collège électoral, les démocrates ont à leur disposition beaucoup plus de combinaisons gagnantes que les républicains.
En réalité, les chiffres montrent que les républicains, s'ils veulent reprendre la Maison-Blanche en 2016, n'ont tout simplement pas le droit à l'erreur. Dans un scénario très optimiste, si le Parti républicain remportait les 13 États qu'il a toujours gagnés depuis 1992, plus les États qui, cinq fois sur six, l'ont plébiscité, plus les États qui, quatre fois sur six, ont voté contre les démocrates, il n'obtiendrait toujours que 219 grands électeurs, soit bien moins que le socle de 242 grands électeurs détenus par les démocrates ! Démocrates et républicains se retrouveraient alors à 51 grands électeurs d'écart de la Maison-Blanche. Même si l'on ajoute à ces 219 grands électeurs les États du Colorado, de la Floride, du Nevada et de l'Iowa, le compte n'y est toujours pas pour le parti dit « de l'éléphant » : 269 grands électeurs, soit une unité manquante pour occuper le 1 600 Pennsylvania Avenue. Le retard que les républicains ont à rattraper est considérable puisque, si le scénario des élections récentes se répète, il leur faudra obligatoirement prendre l'Ohio et la Floride, en plus d'un sans-faute dans les États remportés jusqu'à quatre fois par les démocrates lors des six dernières élections présidentielles.
Le Blue Wall protège le candidat démocrate
L'avantage structurel dont bénéficient les démocrates au sein du collège électoral est connu sous le nom de Blue Wall (le mur bleu, la couleur traditionnelle du parti (6)). Ce Blue Wall domine le collège électoral depuis 1992, soit vingt-quatre ans et six élections présidentielles. En vingt-quatre ans, la Maison-Blanche a été occupée seize ans par deux démocrates (Bill Clinton, Barack Obama) et huit ans par un républicain (George W. Bush). Loin d'invalider la théorie du Blue Wall, les deux victoires de George W. Bush en 2000 et 2004 montrent à quel point les républicains sont désavantagés par la démographie - et pourquoi, également, ce qui était possible pour Bush en 2000 et 2004 ne le sera peut-être pas pour Donald Trump en 2016. En effet, Bill Clinton s'est imposé avec 370 et 379 grands électeurs, tandis qu'Obama en a totalisé 365 et 332 - des scores confortables. George W. Bush, en revanche, a remporté ses deux mandats avec une marge bien plus réduite : 271 et 286 grands électeurs. Cet écart, loin d'être écrasé par les règles de la démocratie indirecte fédérale américaine, se retrouve aussi en termes de voix : 5,8 puis 8,2 millions de voix d'avance pour Clinton en 1992 et 1996 ; 9,6 puis 5 millions pour Obama en 2008 et 2012. Pour George W. Bush, le différentiel n'a été que de 3 millions de voix en 2004, et il a ipso facto perdu le vote populaire à 550 000 voix près en 2000 face à Al Gore. En une génération, le candidat républicain ne s'est arrogé la majorité des suffrages (50,7 %) qu'une seule fois, en 2004.
Sur un plan plus structurel, le bilan des vingt-quatre dernières années montre que non seulement le Blue Wall est un rempart solide pour les démocrates, mais qu'il a une capacité d'extension qui rend les espoirs de victoire des républicains très minces. En effet, Bill Clinton a réussi à ébranler la coalition républicaine en remportant à deux reprises des États du Sud comme l'Arkansas, le Kentucky, la Louisiane ou le Tennessee. Barack Obama, loin d'être le représentant de la gauche du Parti démocrate comme le clament à l'envi les conservateurs américains, a en fait enlevé à ces derniers deux bastions majeurs : la Caroline du Nord (2008) et la Virginie (2008, 2012) - tout en tirant profit de la démographie pour rayer le Nouveau-Mexique, le Colorado et le Nevada de la colonne républicaine. Bill Clinton et Barack Obama, chacun à leur manière, ont donc trouvé le moyen de rassembler par deux fois une large coalition d'États.
Au-delà du Blue Wall, les démocrates font consensus, tandis que les républicains se retranchent sur leurs positions. Il est très intéressant de constater que, suivant la règle du winner-takes-all, les États démocrates sont bien moins démocrates que les États républicains ne sont républicains. En droitisant leur discours, les républicains espéraient consolider leur coalition au collège électoral, avec des scores en hausse dans les États qui leur étaient déjà acquis. Malheureusement, celle-ci ne comporte que 102 grands électeurs. Pis : cette coalition voit progressivement s'éloigner d'elle les États anciennement républicains qui, sous l'effet des changements démographiques, glissent vers le camp démocrate. La Virginie, le Nouveau-Mexique et le Nevada sont les symboles d'États historiquement conservateurs qui votent désormais plus régulièrement pour les démocrates lors des élections locales, sénatoriales ou présidentielles. Demain, ce sont l'Arizona, la Géorgie, voire le Texas - qui à lui seul compte pour un tiers de la coalition de base des républicains (38 grands électeurs sur 102) - qui seront conduits à reconsidérer leur orientation présidentielle.
Fort heureusement pour les républicains, le passé n'est pas le présent, et certainement pas le futur. Preuve en est la victoire de Bill Clinton en 1992. Le retour d'un président démocrate à la Maison-Blanche a marqué la fin du Red Wall (mur rouge) qui, entre 1968 et 1988, avantageait considérablement les républicains lors de l'élection présidentielle. Durant ces vingt années, seul Jimmy Carter, avec 297 grands électeurs et 1,5 million de voix d'avance (50,1 %), a réussi à passer outre le Red Wall. À la manière du Blue Wall, le mur rouge correspondait à 21 États qui, entre 1968 et 1988, avaient toujours voté républicain à la présidentielle, soit un matelas de 191 grands électeurs. En 1992, Bill Clinton a réussi la prouesse de littéralement abattre le Red Wall en prenant 118 des 191 grands électeurs de la coalition traditionnelle républicaine. La Californie, l'Illinois, le New Jersey et le Vermont, qui tous les quatre avaient contribué à faire élire Nixon, Reagan et Bush père, n'ont plus voté républicain depuis.
La disparition du Red Wall donne à penser que ce scénario pourrait se reproduire en sens inverse. Et pourquoi pas en 2016 ? Là encore, il y a des raisons de croire que le Blue Wall sera plus résistant que le Red Wall. En 1992, il a fallu un candidat du Sud, jeune, centriste et capable d'incarner l'Amérique du futur, celle des minorités, pour stopper la dynamique des républicains. Or, pour 2016, le parti de l'éléphant a choisi un candidat qui, comme Romney et McCain avant lui, représente l'Amérique du passé : blanche, anglo-saxonne, sudiste et aux propos qui divisent.
Le Parti républicain à l'épreuve de la démographie
Il sera d'autant plus difficile au Parti républicain de renverser la vapeur que son idéologie est de plus en plus déphasée par rapport à la réalité démographique du pays. Tous les dix ans, le Census (recensement) rééquilibre le collège électoral et renforce le poids des États où la minorité hispanique gagne du terrain. Des États indécis il y a dix ans sont désormais durablement passés du côté démocrate, tandis que des États encore républicains aujourd'hui sont destinés à suivre le même chemin si le parti de l'éléphant ne modifie pas drastiquement son argumentaire dans les prochaines années.
Cet argumentaire est invariablement destiné à un électorat qui, autrefois majoritaire, est en passe de devenir une simple composante du melting pot historique que sont les États-Unis d'Amérique. Dans les années 1970 et 1980, la majorité WASP (White Anglo-Saxon Protestant) suffisait aux candidats républicains pour remporter les États du Nouveau-Mexique, du Nevada ou du Colorado, situés dans le sud-ouest du pays. Mais, dans les années 1990, les démocrates sont devenus compétitifs dans ces États grâce au vote croissant de la minorité hispanique. Depuis 1992, à l'échelle présidentielle, le Colorado s'est prononcé trois fois sur six pour le candidat démocrate, le Nevada quatre fois sur six, et le Nouveau-Mexique cinq fois sur six. Dans le même temps, le nombre de grands électeurs alloués aux trois États est passé de 17 à 20. En effet, si le nombre total des grands électeurs est stable depuis 1964, leur répartition entre États à évolué. En 1964, la Californie, New York et la Floride alignaient respectivement 40, 43 et 14 grands électeurs, contre 55, 29 et 29 en 2016. Les États du Nord-Est et des Grands Lacs perdent ainsi tous les dix ans un peu plus de leur influence au profit des États du Sud-Est et de l'Est (Virginie, Caroline du Nord, voire Géorgie).
Parce que la minorité blanche, masculine et protestante sur laquelle les républicains ont fondé leurs victoires aux présidentielles depuis les années 1960 ne cesse de s'effriter, le candidat républicain doit réunir une part toujours plus importante d'hommes blancs pour gagner (7). Les statistiques sur la couleur de peau étant autorisées aux États-Unis, les sondages de sortie des urnes donnent des informations très éclairantes. En 1980 puis en 1988, Ronald Reagan et George Bush (le père) ont réuni 63 % d'hommes blancs sur leur nom, et ont tous deux empoché de confortables victoires. Mais en 2004, les 62 % d'hommes blancs ayant voté George W. Bush (le fils) lui ont tout juste permis d'accéder à un second mandat. George W. Bush, loin des argumentaires abrasifs de Romney et de Trump sur la communauté hispanique, avait eu la grande clairvoyance d'élargir sa coalition aux catholiques hispaniques. Ce sont eux, dans le Colorado, le Nouveau-Mexique et le Nevada, qui lui ont permis de conserver la Maison-Blanche - plus que le bloc déclinant des WASPs. La preuve : en 2012, les 62 % de Romney dans l'électorat blanc masculin lui ont valu une sèche défaite face à Obama. La raison en est très simple : Romney n'a remporté que 27 % des voix hispaniques quand George W. Bush, en 2004, en attirait 44 %. Entre Reagan et Romney, le poids du vote blanc masculin a reculé de 45 % à 35 % de l'électorat, tandis que celui du vote hispanique bondissait de 2 % à 10 %.
Le gouffre démographique est immense pour le Parti républicain. Sachant que l'électorat hispanique représentera en 2016 environ 12 % des votants, Donald Trump ne pourra se contenter des 63 % d'hommes blancs de Reagan. Pour réussir son pari, Trump doit convaincre 70 % d'hommes blancs, soit une performance inégalée dans l'histoire récente. À la lumière de cette statistique, le discours xénophobe de Trump fait sens : il lui faut dresser les hommes blancs contre les hispaniques, les musulmans et les Chinois, pour leur faire croire qu'il est leur seule chance. L'illusion de la décroissance des États-Unis, contée par Trump (« America doesn't win anymore »), s'inscrit dans cette stratégie de conquête des hommes blancs. Mais les chiffres sont têtus, et la réalité rattrapera tôt ou tard le candidat républicain. En 2013, l'establishment du Parti républicain, conscient de l'extrême nécessité de reprendre le travail entamé par George W. Bush en 2004 et laissé depuis à l'abandon, a mis en place un comité d'étude pour s'adapter à la nouvelle donne démographique (8). Mais, en 2016, la candidature de Donald Trump aux primaires a fait voler en éclats cet effort et poussé un peu plus encore le parti sur la voie de la marginalisation.
La rhétorique au vitriol de Trump contre les Mexicains - même s'il feint de ne s'attaquer qu'aux immigrés illégaux - fait suite aux propos tenus par Mitt Romney il y a quatre ans. Celui-ci, en 2012, promettait de rendre la vie si difficile aux immigrants hispaniques qu'ils finiraient par s'« auto-déporter » (self-deport) (9). L'approche qui a été celle du Parti républicain depuis 2008 envers les minorités est très difficile à concevoir d'un point de vue rationnel. Elle témoigne d'une fermeture d'esprit tout à fait remarquable à l'heure où, dans un mouvement inexorable, les minorités font grandir les États-Unis et contribuent à protéger le statut de première puissance économique mondiale du géant américain (10). Entendre Donald Trump promettre de rendre à l'Amérique sa grandeur passée en mettant fin à l'immigration et en limitant le libre-échange (free trade) constitue une véritable épreuve intellectuelle pour toute personne dotée d'un minimum de culture historique et économique.
Comment Trump peut gagner
Sachant que le Blue Wall avantage a priori Hillary Clinton, comment Donald Trump peut-il espérer devenir le 45e président des États-Unis ? Il existe sans doute quatre, voire cinq combinaisons d'États imaginables et gagnantes pour Trump, mais celles-ci lui seront très difficiles à former.
Le chemin le plus direct entre Donald Trump et la Maison-Blanche passe par le Midwest. Il lui faudrait, pour cela, contourner le Blue Wall en laissant à Hillary Clinton tous les swing states à l'exception de l'Ohio, de la Virginie et de la Caroline du Nord, mais en privant la coalition historique des démocrates des États du Wisconsin, de la Pennsylvanie et du Michigan. C'est dans ces trois États, qui font partie du Blue Wall, que la marge de victoire du candidat démocrate est la plus serrée en comparaison avec les autres États bleus, comme Hawaii ou New York. De plus, la proportion d'Hispaniques y est plus faible et la proportion de Blancs plus forte : Trump peut y voir un terrain favorable. Cette hypothèse est la plus réaliste mais elle comporte des écueils majeurs. Par exemple, Donald Trump, climato-sceptique notoire (11), va aller devoir expliquer aux habitants de Flint, Michigan, comment l'administration du gouverneur républicain Rick Snyder a pu laisser une crise écologique majeure se produire (12). Néanmoins, en théorie, ces trois États comportent encore une majorité de WASPs qui sont les plus à même d'être séduits par le discours du magnat de l'immobilier. Dans ce scénario, illustré ci-après, Donald Trump n'aurait même pas besoin de la Floride, et remporterait une victoire étriquée : 283 grands électeurs contre 255 pour Hillary Clinton.
Dérivée de l'option précédente, la voie de la Floride semble beaucoup plus simple pour Trump. Si le candidat républicain parvient à remporter le Sunshine State, il pourra se permettre de laisser aux démocrates la Pennsylvanie, le Wisconsin et le Michigan, tout en prenant l'Iowa, swing state par excellence. Dans ce scénario, son espoir serait de convaincre les Blancs et les Hispaniques cubains de Floride, plus conservateurs que les Hispaniques mexicains, tout en faisant le plein dans les autres swing states (Ohio, Caroline du Nord, Virginie). Mais l'État sera ardemment disputé par Hillary Clinton, sachant qu'une victoire démocrate en Floride la rapprocherait de très près du Bureau ovale. D'où la nécessité vitale pour Trump de sélectionner un colistier venant de l'Ohio ou de la Floride - deux États indispensables pour constituer une coalition républicaine gagnante. L'option schématisée ci-après permet à Trump d'accéder à la présidence des États-Unis avec seulement 272 grands électeurs.
Pour le candidat républicain, les routes du Midwest et de la Floride sont les plus praticables ; elles sont également les seules. Pour Hillary Clinton, en revanche, les possibilités sont plus nombreuses, plus réalistes et surtout bien plus confortables en termes de marge.
Première hypothèse : elle obtient tous les États du Blue Wall, (ceux qui ont voté démocrate lors des six dernières élections présidentielles) plus les États qui ont voté démocrate cinq fois sur six, quatre fois sur six et trois fois sur six. Elle décroche aussi les États traditionnellement plutôt républicains, mais qui ont voté pour Barack Obama en 2008 ou en 2012 (Indiana, Virginie, Caroline du Nord), ainsi que le Missouri, qu'Obama a perdu face à McCain de 4 000 voix seulement (0,13 %) en 2008. Dans ce cas de figure, Clinton entrerait à la Maison-Blanche avec 368 grands électeurs, soit trois de plus qu'Obama en 2008, et une centaine de plus que la majorité requise au collège électoral.
Seconde option, plus favorable encore : non seulement Hillary Clinton remporte tous les États mentionnés ci-dessus, mais aussi les États jusque-là dominés par les républicains et où la minorité hispanique croît rapidement. L'Arizona en fait partie : les démocrates s'y sont fait barrer la route en 2008 par McCain, sénateur de l'État, et en 2012, par Mitt Romney (qui a bénéficié du vote mormon). La Géorgie, traditionnellement républicaine, voit les marges du parti de l'éléphant s'amenuiser d'année en année alors que l'État est désormais le 10e du pays en termes de population hispanique. En grossissant un peu plus le trait, on pourrait ajouter à cette liste l'Utah, État qui compte une forte population mormone, très hostile à Donald Trump - Romney, le candidat républicain de 2012, refuse de soutenir son successeur, et l'Utah a accordé à Trump son plus faible pourcentage de voix lors des primaires. Enfin, ajoutons le Montana, le Dakota du Nord et le Dakota du Sud, tous trois perdus de moins de 8 points par Barack Obama en 2008. Dans ce scénario, Hillary Clinton serait très confortablement élue : 410 grands électeurs en faveur de la démocrate, contre seulement 128 pour Donald Trump.
Au vu de ces projections, on voit mal comment les républicains pourraient rattraper leur retard au collège électoral. Pourtant, si l'on revient quelques semaines en arrière, on réalise que le parti de l'éléphant a sans doute eu raison de nominer Donald Trump plutôt que Ted Cruz, car les choses auraient pu être bien pires. Ted Cruz, candidat ultra-conservateur, bien plus à droite que Trump en matière économique, sociale et de politique étrangère, n'aurait pas eu la moindre chance de s'emparer des États potentiellement accessibles du Midwest et de la Floride. Certes, il aurait sans doute amélioré le score des républicains dans les États déjà rouges, mais ce n'est pas le but d'une élection présidentielle où l'on joue pour gagner. Donald Trump, par son populisme et la « protection » (13) qu'il offre à l'électorat col-bleu des États de la Rust Belt (Wisconsin, Minnesota, Ohio, Michigan, Pennsylvanie), opère un recentrage du parti par rapport aux programmes ultra-libéraux portés par McCain et Romney les années précédentes. Paradoxalement, les républicains sont mieux représentés par un homme qui défend des idées pourtant situées à des années-lumière de l'idéologie conservatrice du parti.
Trump, bientôt aux côtés de Goldwater, McGovern et Mondale ?
Compte tenu de la forte impopularité des deux candidats en lice (14), il est permis de penser que Hillary Clinton ne gagnera pas l'élection présidentielle, mais qu'à tout le moins elle évitera de la perdre. Telle est la leçon qu'on peut tirer de l'analyse de la démographie électorale et de la répartition des grands électeurs en novembre prochain. Les électeurs des swing states joueront un rôle capital. Si Donald Trump a la moindre intention de remporter l'élection présidentielle, c'est avant tout à ces électeurs, les plus centristes et dans les États les plus indécis, qu'il doit s'adresser. Mais la particularité de ce scrutin, outre son aspect imprévisible, c'est que le candidat républicain est mis au défi de redéfinir la carte électorale. Sa cote de popularité auprès des minorités étant au plus bas (15), Donald Trump n'a d'autre choix que de ravir aux démocrates des États qui, parmi la coalition bleue de la Rust Belt, leur sont acquis depuis de nombreuses années.
Nul ne peut prédire à coup sûr qui de Hillary Clinton ou de Donald Trump entrera à la Maison-Blanche en janvier 2017. Mais, d'un point de vue purement arithmétique, les parieurs ont tout intérêt à miser sur Clinton. Le consensus général, contre lequel les républicains se battent en 2016, est que l'Amérique de demain est en marche : la démographie amenuise inexorablement la perspective, pour le parti républicain, de revenir aux affaires à mesure que ses représentants s'entêtent à ressusciter l'Amérique d'hier. Axer une campagne autour du slogan « Rendre à l'Amérique sa grandeur » (« Make America Great Again ») n'a pas grand sens, car si ce programme séduit une large frange de républicains confits dans leur conservatisme, il n'a pratiquement aucune chance de fédérer une majorité d'Américains. C'est pourquoi, en dépit de l'impopularité de Clinton, les probabilités sont fortes pour que Trump rejoigne Goldwater, McGovern et Mondale au cimetière des grands battus de l'élection présidentielle (16). Tout cela, encore une fois, en théorie...
(1) http://edition.cnn.com/2016/05/02/politics/cnn-orc-poll-hillary-clinton-donald-trump/
(2) « Hillary Clinton's Emails : What Have We Learned », CNN, 1er mars 2016.
(3) Les États du Maine et du Nebraska sont les deux seuls à appliquer une règle proportionnelle par district.
(4) Mis à part les exceptions du Maine et du Nebraska.
(5) Les échelles indépendantes DW-Nominate, qui analysent les positions des politiques en campagne, au Sénat ou à la Chambre, montrent que le clivage idéologique s'est accentué au cours des quarante dernières années.
(6) En partie influencés par l'Europe, les médias américains ont longtemps utilisé indifféremment bleu et rouge pour républicains et démocrates. En 2000, l'usage a été codifié et on utilise désormais le rouge pour les républicains et le bleu pour les démocrates.
(7) David Bernstein, « Donald Trump Needs 7 In 10 White Guys », Politico, 4 mars 2016.
(8) Rachel Weiner, « Reince Pirebus Gives GOP Prescription For The Future », The Washington Post, 18 mars 2013.
(9) Lucy Madison, « Romney On Immigration : I'm for "Self-Deportation" », CBS News, 24 janvier 2012.
(10) Sarah McBride, « Immigrants founded half of top U.S. start-up companies », Reuters, 20 décembre 2011.
(11) Valerie Volcovici et Emily Flitter, « Trump Taps Climate Change Sceptic As Energy Adviser, Pushes Back On Taxes », Reuters, 13 mai 2016.
(12) Ryan Felton et Nicky Woolf, « Flint Water Crisis : Emails Reveal Governor Snyder Informed Of Problems A Year Ago », The Guardian, 21 janvier 2016.
(13) Cf. les multiples promesses de Trump visant à protéger les emplois automobiles américains, lutter contre le libre-échange, augmenter les tarifs de douane contre la Chine, etc.
(14) Mona Chalabi, « Why Hillary vs. Trump Will Be An Unpopularity Contest », The Guardian, 4 mai 2016.
(15) Anthony Gaughan, « Is Trump On Track To Win The White House ? », Newsweek, 4 mai 2016.
(16) En 1964, Goldwater a perdu 486-52 au collège électoral face à Johnson ; en 1972, McGovern a perdu 520-17 face à Nixon ; et, en 1984, Mondale a perdu 525-13 face à Reagan.