Les Grands de ce monde s'expriment dans

Albion et la « Belle au bois dormant »

Jean-Louis Bourlanges, 70 ans, est agrégé de lettres, diplômé de Sciences Po et de l'ENA. Conseiller maître à la Cour des comptes, il a d'abord mené une carrière politique en France comme conseiller régional de Haute-Normandie et vice-président de l'UDF. Mais il est surtout connu pour son engagement européen : il a siégé au Parlement de Strasbourg sur les bancs du centre droit de 1989 à 2007. Il y a présidé, entre autres, la commission du contrôle budgétaire et celle des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures. Expert reconnu du fonctionnement de l'UE, intellectuel unanimement respecté, auteur d'ouvrages qui ont fait date, M. Bourlanges présente dans cet entretien sa vision du Brexit et de ses conséquences.
B. B.

Baudouin Bollaert - Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a demandé à Michel Barnier de négocier, au nom de l'exécutif européen, la sortie du Royaume-Uni de l'UE. Que pensez-vous de cette décision ?
Jean-Louis Bourlanges - Ce choix semble raisonnable - et cela, pour quatre raisons. D'abord, c'est une bonne chose que le négociateur soit un Français dans la mesure où un Allemand aurait pu être perçu comme potentiellement un peu trop complaisant envers Londres. D'autre part, Michel Barnier est un responsable européen expérimenté (1), notamment en matière de régulation financière, un enjeu capital des futures discussions. Il est, par surcroît, un homme de compromis qui ne cherchera pas à envenimer les choses pour le plaisir. Il fallait, enfin, que le négociateur de la Commission fût un politique et non pas un simple fonctionnaire pour donner plus de poids à son action (2). Ancien ministre français des Affaires étrangères, ancien commissaire européen et proche collaborateur de Jean-Claude Juncker, Michel Barnier cochait toutes les cases.
B. B. - Pensez-vous, comme Pascal Lamy, que nous sommes partis pour cinq ans de négociations avec Londres - deux pour défaire ce qui a été fait et trois pour tisser de nouvelles relations ?
J.-L. B. - Je ne sais pas si l'on peut séquencer les futures discussions de la sorte, mais je crois que nous sommes effectivement engagés dans un processus de longue durée. La liquidation du passé sera administrativement compliquée et l'aménagement de l'avenir politiquement délicat. Le refus
britannique de déclencher à brève échéance la procédure de sortie en dit long sur la perplexité d'un personnel politique et administratif qui était majoritairement convaincu que le Brexit était au mieux inutile et au pire très toxique ! Après avoir passé leur temps à porter sur l'Union les pires appréciations, on sent les nouveaux émancipés tentés de lui dire, comme Faust à Marguerite : « Reste encore un instant, tu es si belle ! » Même parmi les partisans du Brexit, il y a du flottement entre ceux qui veulent limiter la casse et ceux qui ne craignent pas de larguer toutes les amarres (3).
B. B. - Les Britanniques ont-ils intérêt à faire traîner les choses ?
J.-L. B. - Oscar Wilde disait que le mariage consiste « à faire face ensemble à des problèmes qu'on n'aurait pas eus séparément ». Le Brexit, c'est l'inverse : ça consiste « à faire face séparément à des problèmes qu'on n'aurait pas eus ensemble »... Soyons clairs : le Royaume-Uni ne peut pas trouver en dehors de l'Union une situation aussi favorable que sa situation actuelle. Les Britanniques ont toujours su négocier au mieux de leurs intérêts. Au sein de l'UE, ils bénéficiaient de tous les avantages de l'ouverture commerciale et de l'influence politique ; leur charge budgétaire était fortement minorée ; et ils ne souffraient d'aucune des contraintes imposées par l'euro et l'espace Schengen. C'était très bien joué. On pourrait même dire que ce n'est pas l'Europe mais les propres succès de la diplomatie …