C'était un matin de fin d'été, le 11 septembre. Nous avions rendez-vous au Centre Shimon Peres pour la paix, à Jaffa, au sud de Tel-Aviv. Ce bâtiment de béton, de verre et de bois, aux immenses fenêtres disparates ouvertes sur la mer, l'ancien président israélien et prix Nobel de la paix l'avait imaginé comme un lieu de projets et de rencontres, à la confluence des cultures juive et arabe.
La voiture noire l'a déposé devant l'entrée. Entouré de plusieurs gardes du corps, il a pénétré dans le vaste hall, le pas assuré, le corps un peu penché en avant, tiré à quatre épingles dans un costume-cravate sombre, petite mallette à la main. À 93 ans, Shimon Peres arrivait au travail.
L'entretien a duré une heure. Une heure durant laquelle il a insufflé son inébranlable optimisme, sa volonté permanente de regarder vers l'avenir, de chercher de nouvelles réponses aux nouvelles questions que lui inspirait l'actualité. Le surlendemain, Shimon Peres était terrassé par un accident vasculaire cérébral. Deux semaines et demie plus tard, il décédait. Soixante-dix délégations du monde entier, parmi lesquelles de nombreux chefs d'État et de gouvernement, ont assisté à son enterrement sur le mont Herzl à Jérusalem.
Shimon Peres était le dernier. Le dernier de cette génération de bâtisseurs qui a imaginé et fondé l'État d'Israël. Sa vie fut intimement liée à celle du petit pays où il a débarqué, jeune immigrant polonais de 11 ans, avec sa famille, en 1934. Quelques années plus tard, il était repéré par David Ben Gourion, qui devint son mentor. C'est Ben Gourion qui lui a donné sa chance comme directeur du ministère de la Défense, en 1953. À ce poste, il négociera avec la France pour que son pays obtienne le nucléaire.
Shimon Peres a occupé les postes les plus éminents : chef du parti travailliste, trois fois premier ministre. Mais c'est dans ses fonctions de ministre des Affaires étrangères qu'il a obtenu ses succès les plus remarquables, en particulier les accords d'Oslo signés avec Yitzhak Rabin et Yasser Arafat en 1993 et qui valurent aux trois négociateurs le prix Nobel de la paix. L'année suivante, grâce à lui, la Jordanie s'est réconciliée à son tour avec Israël. L'adoubement populaire, Peres l'obtient enfin lorsqu'il accède à la présidence en 2007. À la fin de sa vie Shimon Peres est devenu une sorte de père de la nation, un sage unanimement écouté et respecté. Jusqu'à la veille de l'attaque cérébrale qui l'a foudroyé, l'agenda de Shimon Peres était rempli de ces projets d'avenir dont son esprit fourmillait.
L'interview que nous vous proposons est donc un entretien historique, le dernier accordé par Shimon Peres.
A. M.
Aude Marcovitch - Comment jugez-vous la situation politique au Moyen-Orient ?
Shimon Peres - Le monde a changé. Un nouveau monde est apparu mais l'ancien tarde à disparaître. L'ancien monde était celui qui dépendait des territoires. Si vous vouliez avoir plus de terre, c'était la guerre ; si vous vouliez avoir moins de terre, c'était aussi la guerre. Et comme on ne peut pas avoir de territoire sans frontières, il fallait que vous installiez des positions militaires pour défendre votre terre et vos frontières. Pendant des années, on s'est battu pour de la terre car plus votre population augmente, plus vous avez besoin d'espace. Le nouvel âge est celui de la primauté de la science. La science, vous pouvez l'obtenir sans faire la guerre. Regardez Mark Zuckerberg et son Facebook. Il a accompli une révolution, sans armée, sans violence et c'est un succès absolu. La science n'a pas de frontières et vous ne pouvez pas l'arrêter. Elle n'a pas de drapeau. Il n'y a pas de science française, américaine ou israélienne. La science est neutre. Mais il est vrai qu'elle peut tomber dans les mains des terroristes. Or la high tech sans morale et sans humanité peut détruire la planète !
A. M. - Dans ce nouvel âge marqué par le règne de la science, on observe pourtant un retour en force de la religion. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
S. P. - Je pense que la religion appartient à l'ancien âge. Nous sommes actuellement dans une période de transition. Les gens se rendent compte qu'un nouvel âge est en train de naître, mais ils n'ont pas encore divorcé de l'ancien. Donc ils paient deux fois : pour le passé et pour l'avenir. Or le passé n'a pas d'avenir. On dit souvent que l'étude du passé permet d'éviter de répéter les mêmes erreurs. Cette idée n'a pas de sens.
Le Moyen-Orient est peuplé de 400 millions de personnes, divisées entre sunnites et chiites - une division qui existe plus dans la tête des experts que dans la réalité. Sur ces 400 millions, 60 % ont moins de 25 ans. Ces jeunes gens n'ont plus la même philosophie et la religion ne leur inspire plus la même crainte qu'avant. À l'université, si un jeune homme insulte une jeune femme, elle lui répondra sans détour. La discrimination envers les femmes tend à disparaître. Si vous ne traitez pas les femmes à l'égal des hommes, vous ne pouvez pas changer une nation. Vous ne pouvez pas changer la vie de 100 % des gens en ne prenant appui que sur 50 % de la population ; il faut que ce soit un effort commun. Quand je regarde la jeune génération, que ce soit en Afrique ou au Moyen-Orient, c'est partout la même histoire. Au Moyen-Orient, on estime qu'il y a entre 15 000 et 16 000 terroristes. Mais il y a des centaines de milliers voire des millions d'étudiants ! Le problème c'est que, lorsqu'ils obtiennent leurs diplômes, ils ne trouvent pas d'emploi. …
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