« Les ex-présidents du gouvernement sont comme de grands vases chinois dans de petits appartements. On n'ose pas les jeter parce qu'on leur attribue une réelle valeur, mais on ne sait pas où les mettre. » Prononcée par n'importe quel analyste, la plaisanterie pourrait sembler inutilement cruelle. Mais dans la bouche de Felipe Gonzalez, qui resta à la tête du gouvernement espagnol pendant treize ans et demi (1982-1996), la critique se mue en lucidité.
Sous ses quatre mandats successifs, l'Espagne a intégré ce qui n'était encore que la Communauté économique européenne, entamé son miracle économique et vu la société se moderniser au même rythme que les institutions se démocratisaient. Dirigeant de l'Espagne des Jeux olympiques de Barcelone et de l'Exposition universelle de Séville en 1992, Gonzalez a tenu les rênes d'un pays qui se transformait « au galop », selon son expression. Son fidèle bras droit, Alfonso Guerra, l'avait prophétisé dix ans plus tôt, le soir de leur victoire électorale : « Nous allons tellement changer l'Espagne que même sa mère ne la reconnaîtra plus ! » À l'extérieur, Gonzalez échangeait avec François Mitterrand, arrivé et reparti du pouvoir un an avant lui, devisait avec Helmut Kohl à qui il envoyait chaque année un jambon iberico de la meilleure qualité, négociait avec Margaret Thatcher, avec laquelle le ministre des Affaires étrangères espagnol a rapporté qu'il craignit un jour qu'ils en vinssent aux mains alors qu'ils parlaient de la souveraineté de Gibraltar...
Artisan des trois majorités absolues consécutives obtenues par le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), Gonzalez a également inauguré l'ère des pactes. Il apprit à gouverner avec l'appui d'un partenaire parlementaire exigeant : les nationalistes catalans de Convergencia Democratica de Catalunya (CDC), qui n'avaient pas encore entamé leur mue vers l'indépendantisme. Il connut aussi les affres des fins de règne, les affaires de corruption dans lesquelles s'enfonçait son parti, les accusations de guerre sale contre le terrorisme auxquelles succombèrent ses lieutenants. Jusqu'au célèbre - et efficace - « ¡Váyase, Señor González! » (« Allez vous-en, M. González ! »), asséné au Parlement par le chef de l'opposition, le président du Parti populaire (PP, droite), José Maria Aznar, qui dut ensuite lui succéder.
La paternité de l'aphorisme des vases chinois est contestée, mais en l'utilisant après sa sortie du gouvernement, Felipe Gonzalez lui a assuré sa notoriété. Dans le même temps, il désamorçait les critiques, inévitables, sur la pertinence de ses commentaires. L'autodérision contrôlée transforme l'animal politique en vieux sage et excuse par avance sa liberté de langage.
Une utile précaution. Retraité de la politique active à 54 ans, le plus fameux des vases chinois d'Espagne n'a pas renoncé à son droit à la parole. Depuis vingt ans qu'il a quitté le palais de la Moncloa, « Felipe », comme l'appellent la plupart des Espagnols, sait que ses prises de position sont analysées de très près, utilisées par ceux qu'elles confortent, minimisées par ceux qu'elles dérangent. « J'accorde peu d'interviews, dit-il en accédant à la demande de Politique Internationale, et encore moins à la télévision. »
La rareté de ses interventions leur donne d'autant plus de poids. En pleine crise politique, alors qu'un Parlement plus fragmenté que jamais peinait à faire émerger une majorité pour investir un chef de gouvernement, Gonzalez est sorti de l'ambiguïté - ni Mariano Rajoy, le dirigeant sortant, ni alternative à gauche - dans laquelle s'enfermait son parti. Il a appelé les socialistes à laisser gouverner Rajoy, « même s'il ne le mérite pas ». Alors que le PSOE se déchirait sur l'attitude à adopter lors du vote sur l'investiture de Rajoy, Felipe Gonzalez a révélé que le secrétaire général, Pedro Sanchez, s'était engagé devant lui à s'abstenir et qu'il n'avait pas tenu sa promesse. Cette déclaration publique a accéléré la chute de Sanchez à la tête du parti et son remplacement par une Commission de gestion chargée d'expédier les affaires courantes et d'explorer la possibilité d'un feu vert à Rajoy. Ce que, dès le départ, pointait du doigt l'ex-dirigeant, c'est que si aucun parti ne bouge l'Espagne ne sortira pas de l'impasse. Pendant ce temps, les déficits publics s'envolent, au grand dam de Bruxelles, tandis que la menace sécessionniste enfle en Catalogne.
Après un premier scrutin le 20 décembre 2015, qui ne permit pas de constituer un gouvernement, des élections anticipées ont été organisées le 26 juin 2016. Des quatre grandes formations nationales, seul le PP a amélioré son score, passant de 123 à 137 sièges, dans un Congrès des députés (la Chambre basse) qui en comporte 350. Le PSOE est passé de 90 à 85 parlementaires. Podemos (gauche radicale), qui comptait doubler le PSOE en s'alliant avec Izquierda Unida (IU, néocommuniste), a raté son pari : Unidos Podemos, le nom de la coalition des deux formations, atteint 71 députés, autant qu'elles en avaient obtenu séparément en 2015. Ciudadanos (centre), enfin, chute de 40 à 32 députés. Au total, le bloc de la droite et du centre sort renforcé de ce nouveau scrutin tandis que le bloc des gauches recule, mais aucun ne parvient à réunir la majorité absolue de 176 députés. Entre les deux, contrairement à l'habitude, les groupes régionaux sont soit insuffisants pour débloquer la situation (nationalistes basques ou canariens), soit exclus des négociations en raison de leurs prétentions sécessionnistes (indépendantistes catalans).
Felipe Gonzalez, lui, se dit « très actif politiquement », au service d'un travail qu'il définit comme « proche de l'activité institutionnelle ». En quittant le gouvernement, il a renoncé aux postes de responsabilité. Les tentations n'ont pourtant pas manqué : la présidence de la Commission européenne, proposée par Helmut Kohl au moment du départ de Jacques Santer (1995-1999) ; la présidence du Conseil européen, après l'adoption du traité de Lisbonne ; « et d'autres propositions institutionnelles », indique-t-il. Il a accepté, en revanche, diverses tâches ponctuelles : des missions de bons offices dans l'ex-Yougoslavie de Milosevic ; la défense de l'opposant Leopoldo Lopez au Venezuela ; ou la présidence d'un groupe de réflexion sur l'avenir de l'Union européenne. Il participe également à des conférences et a siégé aux conseils de plusieurs grandes entreprises.
Felipe Gonzalez approfondit ses analyses dans les livres ou les tribunes qu'il publie régulièrement. Il se reconnaît deux obsessions récentes : « La crise de la gouvernance dans les démocraties représentatives » (sujet qui l'a poussé à accepter la chaire d'études ibéro-américaines « José Bonifacio » à l'Université de Sao Paulo) et les réseaux sociaux qui offrent, selon lui, un baromètre de la société plus fiable que les sondages. Deux pistes de réflexion qu'il juge suffisamment prometteuses pour remédier aux travers de la politique actuelle.
M. de T.
Mathieu de Taillac - Quatre fois de suite, entre 1982 et 1996, vous avez porté le PSOE au pouvoir. Mais dernièrement - aux élections législatives de décembre 2015, puis aux élections anticipées de juin 2016 -, le Parti socialiste a obtenu les plus mauvais résultats de son histoire. Expliquez-vous ces contre-performances par la situation interne ou par la crise globale de la social-démocratie ?
Felipe Gonzalez - Les deux séries de facteurs se combinent. La social-démocratie n'a pas su proposer de solution alternative aux politiques d'austérité extrême qui fleurissent partout en Europe depuis la crise et dont on mesure chaque jour les conséquences sociales désastreuses. D'une certaine manière, la confiance des citoyens dans la possibilité d'atteindre les objectifs traditionnels des sociaux-démocrates s'est émoussée. Ces difficultés n'épargnent aucun pays européen, pas même l'Allemagne qui fait pourtant figure de référence.
À ces explications d'ordre général s'ajoutent des particularités propres à l'Espagne. En 2009-2010, Zapatero était convaincu que la crise ne durerait pas et que, moyennant quelques mesures bien choisies, les difficultés seraient surmontées sans qu'il soit nécessaire de toucher au modèle productif. Personnellement, j'ai toujours pensé qu'il faudrait des années pour en sortir, six, sept, huit, neuf, voire dix ans. J'étais très conscient des failles de l'économie espagnole, aussi bien structurelles - les mêmes que dans le reste de l'Europe, mais en plus aigu - que conjoncturelles - la bulle immobilière et la fragilisation du système financier. Le problème fondamental, c'est que le gouvernement Zapatero n'a pas perçu ou n'a pas compris l'ampleur de la crise qui frappait notre pays. Il a perdu du temps et n'a pas su résister à la domination intellectuelle des partisans de l'austérité.
M. de T. - Le Parti socialiste subit une concurrence sur sa gauche, inédite à ce niveau-là. Le nouveau parti de la gauche radicale, Podemos, allié aux dernières élections à la formation Izquierda Unida (IU), héritière du Parti communiste espagnol, est désormais la troisième force du pays. Cette coalition, baptisée Unidos Podemos, a récolté 21 % des voix en juin dernier, talonnant le PSOE qui en a obtenu 22 %. Comment en est-on arrivé là ?
F. G. - Il faut revenir en arrière. À la mort de Franco, le Parti socialiste a brisé cette espèce de malédiction qui semblait peser sur le sud de l'Europe : la division de la gauche face à l'unité de la droite. Généralement, les forces de gauche se répartissaient entre un parti communiste puissant et un parti social-démocrate un peu plus faible. À la surprise de l'Europe entière, et spécialement de la France, les premières élections législatives organisées en Espagne après quarante ans de dictature franquiste ont donné 29,5 % des suffrages au Parti socialiste (sans compter les 6 % raflés par un autre parti socialiste que dirigeait le professeur Tierno Galván), ce qui nous situait au même niveau qu'Adolfo Suarez (1). Depuis cette époque, l'ensemble de la gauche a toujours obtenu plus de voix que la droite. Mais, compte tenu du système électoral, il suffit qu'un parti …
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