Surnommée par les citoyens de la République démocratique allemande « la Firme » ou « la Pieuvre », la « Stasi », omniprésente en Allemagne de l'Est et très active en RFA, était le service d'espionnage de la RDA. Elle avait été créée en 1950 sur le modèle du MGB soviétique (ministère de la Sécurité d'État, renommé en 1954 Comité de la sécurité d'État, KGB), mais ressemblait fortement au RSHA (Office central de la sécurité du Reich) national-socialiste placé depuis 1936 sous la coupe de Heinrich Himmler.
Au lieu de séparer le renseignement intérieur et extérieur, l'espionnage et le contre-espionnage et, enfin, le renseignement et la surveillance des unités d'intervention policières, la Stasi englobait tout cela sous la coupe du ministre de la Sûreté d'État Erich Mielke (1907-2000) - une synthèse typique des États totalitaires. De même que Himmler dirigeait, parallèlement au RSHA, la police et la SS, la Stasi disposait même d'un régiment (le Régiment de la garde Felix Dzerjinski) et avait la haute main sur les troupes frontalières (la Grenzpolizei ou Grepo).
Au moment de sa dissolution en 1989-1990, elle comptait environ 91 000 agents officiels et s'appuyait sur 175 000 informateurs soit, au total, 1 % des 17 millions d'Allemands de l'Est.
Le fleuron de la Stasi était l'Administration centrale du renseignement (Hauptverwaltung Aufklärung ou HvA), chargée de l'espionnage à l'étranger. La HvA était dirigée par Markus (Mischa) Wolf, longtemps surnommé « l'homme dans visage » (1923-2006), citoyen est-allemand et soviétique. Si elle se consacrait principalement, avec l'accord du KGB, à la RFA et à l'Otan, elle pratiquait également l'espionnage et le contre-espionnage en RDA et dans d'autres pays. Mais toujours sous la coupe du MfS d'Erich Mielke. On ne dispose pas de chiffres fiables sur le nombre d'agents dont la HvA disposait à l'étranger. Leurs effectifs auraient varié entre 4 000 et 11 000 selon les périodes. La HvA comportait à elle seule vingt départements et disposait d'antennes locales décentralisées chargées de recruter au plus près de la population. Placée sous la tutelle du gouvernement de la RDA, en réalité du parti communiste est-allemand, le SED, la Stasi était censée, d'après la propagande du régime, être « le glaive et le bouclier du Parti » (« Schild und Schwert der Partei »). Dans les faits, il s'agissait d'un véritable État dans l'État.
En décembre-janvier 1989-1990, après la chute du mur de Berlin, les collaborateurs de l'agence ont réussi à détruire un bon tiers des documents de la Stasi, notamment de la HvA. Mais il en reste suffisamment pour donner du travail aux historiens et politologues pendant un siècle. Ils se trouvent désormais aux Archives de la Stasi (la BStU) (1), instance que dirige, depuis son élection par le Bundestag le 28 janvier 2011, Roland Jahn, âgé aujourd'hui de 63 ans. L'homme fut l'un des dissidents les plus actifs de la RDA. Pour avoir critiqué l'expulsion par les autorités du chansonnier communiste déviationniste Wolf Biermann, il fut exclu en 1977 de l'Université d'Iéna où il étudiait les sciences économiques. La même année, il participait au défilé officiel du 1er mai avec une pancarte blanche afin de dénoncer la censure. Déclaré « subversif », il ne cessa plus de harceler la dictature. En 1982, il envoya quantité de cartes postales signées de son nom, sachant parfaitement que le courrier était contrôlé, avec un visage représentant pour moitié le visage de Staline et pour moitié celui de Hitler. Véritable novateur en matière de contestation, il avait donné à sa critique du régime des aspects grotesques visant à ridiculiser l'État policier et totalitaire. Co-fondateur de la Communauté pacifiste d'Iéna en 1982-1983, il fut emprisonné par la Stasi en 1983, puis expulsé à l'Ouest comme quarante de ses amis.
Coup d'audace : en 1985, deux ans après son expulsion, résidant désormais en RFA, il profita d'une escale de son avion à Berlin-Est pour y rencontrer clandestinement ses amis de l'opposition. Il leur annonça qu'il souhaitait rester en RDA afin de continuer le combat à leurs côtés. Mais tous lui conseillèrent de repasser à l'Ouest car c'était à partir du monde libre qu'il pourrait - lui dirent-ils - le mieux servir leur cause, notamment sur les ondes. En RDA, il finirait par échouer à nouveau dans une geôle de la Stasi.
Dans les années précédant la chute du mur de Berlin, Roland Jahn, Occidental malgré lui, édifia un réseau d'information Ouest-Est. Sous le pseudonyme de Jan Falkenberg, il dénonça inlassablement, dans des émissions destinées aux téléspectateurs est-allemands et est-européens, les atteintes aux droits de l'homme commises par la dictature communiste. Il révéla, par surcroît, la pollution meurtrière qui souillait les environs des combinats chimiques de Bitterfeld et créa « Radio Glasnost » (2).
Il y a en Jahn de l'Ingénu : ce Candide croit dur comme fer à la démocratie, au Bien et au repentir. C'est aussi un philosophe sensible à la déraison humaine et, en même temps, un militant moderne, au-delà des partis. « Mieux on connaît la dictature, meilleure sera notre démocratie » : telle est sa devise.
Il vient de publier aux éditions Piper, à Munich et à Berlin, un livre intitulé Wir angepassten - Überleben in der DDR (« Nous, les adaptés - Survivre en RDA »), dont le sujet est la toute-puissance du suivisme et du conformisme imposés par la pensée unique. Une attitude qui, selon lui, est largement majoritaire sous toutes les dictatures - mais aussi dans les démocraties, peut-on lire entre les lignes...
Créé en 1990 sous l'égide de Joachim Gauck, devenu depuis président de la République fédérale d'Allemagne, le service que dirige Roland Jahn à partir de sa centrale de Berlin, près de l'Alexanderplatz, emploie aujourd'hui dans 14 instituts régionaux situés en ex-RDA 1 604 employés et experts qui gèrent 111 kilomètres de dossiers de la Stasi ! Ce service a donné suite à plus de 7 millions de demandes (62 544 en 2015) de consultations de dossiers que les intéressés ouvrent souvent avec appréhension et qui contiennent un pan majeur de l'histoire de la guerre froide. La BstU accomplit une oeuvre immense de dépouillement laissée aux générations futures au nom du devoir de mémoire et de vérité. Comme Roland Jahn se plaît à le répéter, on ne peut pas réparer les torts commis par le régime est-allemand, mais on peut au moins en adoucir les séquelles...
J.-P. P.
Jean-Paul Picaper - Monsieur Jahn, vous êtes né un 14 juillet. Le jour de votre naissance préfigurait-il votre futur destin de dissident ?
Roland Jahn - Mon destin ? C'est bien possible. Toujours est-il que je me suis toujours senti en phase avec cette journée historique. Dès mes premiers pas à l'école, j'avais appris que c'était le jour de la prise de la Bastille. C'est ainsi que le 14 juillet 1789 est devenu à mes yeux une date importante. Elle a imprimé sa marque à toutes les questions que je me suis posées durant ma vie en RDA. Liberté, égalité, fraternité : j'ai estimé qu'on pouvait forger son idéal à partir de ces valeurs fondamentales. Elles furent le critère que j'ai appliqué à toutes choses. Et quand je me suis demandé si mon pays correspondait à ces nobles concepts, je n'ai pu que constater que la RDA était une dictature...
J.-P. P. - J'ai lu que dans les petites classes, déjà, la maîtresse avait écrit à votre propos : « Tend à l'opposition. » Ce qui s'est vérifié puisque, plus tard, vous avez fini par être jeté en prison. Quelles furent les circonstances de votre arrestation ?
R. J. - Il ne faut pas imaginer que, en RDA, on allait en prison pour un délit précis. Il suffisait de se faire mal voir et, quand la coupe était pleine, les autorités trouvaient un motif qui se transformait en accusation pénale. Pour ce qui me concerne, j'avais, le 1er septembre 1981, fixé à mon vélo un drapeau polonais sur lequel j'avais inscrit la devise de nos voisins, les membres du syndicat libre Solidarnosc : « Solidarnosc z polskim narodem », « Solidarité avec le peuple polonais ». On a déclaré que c'était une « insulte envers les symboles de l'État ». Mais la véritable raison était que j'avais exprimé mon opinion à plusieurs occasions, en particulier quand l'un de mes amis, Matthias Domaschk (3), avait trouvé la mort le 21 avril 1981 au cours d'un interrogatoire dans la prison de la Stasi de Gera.
J.-P. P. - Vous aviez rendu ce drame public en affichant de nuit des tracts un peu partout dans le centre de votre ville d'Iéna. Cette information est parvenue jusqu'en Allemagne de l'Ouest où l'on a alors découvert que des gens mouraient dans les prisons est-allemandes...
R. J. - C'est à partir de la mort de Matthias Domaschk que j'ai décidé qu'il était important de montrer mon désaccord avec cet État. Ce n'était plus un jeu, c'était une question de vie ou de mort.
J.-P. P. - Mais vous étiez fiché depuis que vous aviez signé de votre nom et expédié à vos amis des cartes postales représentant les visages de Staline et de Hitler collés l'un à l'autre. Peut-on comparer la dictature hitlérienne et la dictature stalinienne ?
R. J. - Il faut se garder de les mettre à égalité car l'Holocauste a été un fait unique dans l'Histoire. Mais ce qui m'importait, c'était de donner …
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