Les Grands de ce monde s'expriment dans

Turquie : un coup d'État providentiel

Combien étaient-ils en cet après-midi d'août massés à Yenikapi, face aux vieilles murailles d'Istanbul, pour célébrer « la démocratie et les martyrs » trois semaines après le coup d'État militaire raté du 15 juillet ? Les médias proches du pouvoir ont parlé de deux à trois millions de personnes. En tout cas, ils étaient des centaines de milliers venus pour la plus grande manifestation de rue des dernières décennies. Une immense marée rouge, aux couleurs du drapeau national frappé de l'étoile et du croissant, pour dénoncer les « factieux » et la confrérie islamiste de Fethullah Gülen longtemps alliée du leader charismatique de l'AKP avant de devenir son plus implacable adversaire. « Plus personne ne peut agir comme il le faisait avant le 15 juillet, moi y compris, en tant que président », martelait à la tribune Recep Tayyip Erdogan, qui saluait « la naissance d'une nouvelle Turquie ». Apogée d'une vingtaine de jours de manifestations populaires dans la plupart des villes du pays, ce rassemblement voulait en être le symbole.
Sur la tribune, aux côtés du président, trônaient les leaders des deux principales formations de l'opposition : Kemal Kilicdaroglu (CHP-parti républicain du peuple, gauche laïque) et Devlet Bahceli (droite nationaliste) affichaient une union nationale sans précédent depuis l'invasion du nord de Chypre en 1974. Une seule force parlementaire manquait : le HDP, le parti pro-kurde que le pouvoir avait exclu du grand rassemblement du 7 août en raison de ses liens avec la guérilla du PKK.
Erdogan monopolise désormais la vox populi, se présentant comme l'incarnation de la nation au-delà de ses divers clivages partisans. Habile tribun qui sait coller aux humeurs de l'opinion, il n'a pas hésité à évoquer un rétablissement de la peine de mort même s'il a, par la suite, fait marche arrière. Son discours anti-européen et anti-américain rencontre un large écho, surtout lorsqu'il fustige Washington pour son refus d'extrader Gülen qu'il accuse d'avoir été l'instigateur du coup d'État. Cet imam septuagénaire à la santé fragile est réfugié depuis 1999 outre-Atlantique, en Pennsylvanie, d'où il dirige toujours sa « Cemaat » (confrérie islamiste) longtemps toute-puissante mais désormais démantelée par la répression.
Salué comme un « don de Dieu » par le chef de l'État - phrase qui a alimenté toutes les théories du complot mais qu'Erdogan n'aurait sûrement pas prononcée s'il s'agissait d'une mise en scène -, ce putsch raté marque un véritable tournant. « La Turquie risque d'entrer dans un régime de contre-coup d'État permanent », dénonce l'universitaire Ahmet Insel, éditorialiste au quotidien d'opposition de gauche Cumhuriyet (1). Il s'inquiète, comme beaucoup d'autres, de la pérennisation des mesures prévues par l'État d'urgence proclamé pour trois mois. Ces quelques heures de violence et de sang de la nuit du 15 au 16 juillet permettent, en effet, à l'homme fort d'Ankara de renforcer la mainmise de l'AKP (Parti de la justice et du développement), au pouvoir depuis 2002, sur l'ensemble de l'appareil d'État. « Un nouveau mythe se construit autour de la résistance populaire au putsch présentée …