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Catalogne : la voie de l'indépendance

Avant que ne commence l'entretien, Carles Puigdemont aide le rédacteur à fixer le trépied sur l'enregistreur : « C'est cette vis qu'il faut tourner. » Dans une autre vie, le président de la Catalogne, âgé aujourd'hui de 54 ans, était lui-même journaliste. Dans un quotidien, en catalan bien entendu, El Punt, puis à la tête d'une agence de presse publique, l'Agencia Catalana de Noticies. À mi-chemin entre sa vocation professionnelle et son engagement politique, il s'est également intéressé à ce que la presse étrangère dit de sa région, la plus riche d'Espagne, qu'il préfère appeler sa « nation ». Il en tira en 1994 un livre au titre ironique : Cata... Qué ? (« Cata... quoi ? »).
Parallèlement à ses activités professionnelles, Puigdemont a rapidement défendu les thèses indépendantistes dans une société et un parti (Convergencia Democratica de Catalunya (1)) qui, à l'époque, ne l'étaient pas. Il rejoint cette formation en 1983, à l'âge de 21 ans. Jeune adulte, il se lance dans des expéditions visant à réécrire les panneaux de signalisation qui n'utilisaient que la langue espagnole. « L'État finançait des travaux, je crois que c'étaient des conduites d'eau, se remémore-t-il avec un sourire. Ils n'avaient pas eu l'élégance de faire des panneaux bilingues, alors on a écrit dessus pour inclure aussi le catalan. »
Son engagement politique s'est institutionnalisé à l'échelon local. Après une défaite en 2007, il devient en 2011 le premier maire non socialiste de Gérone, la capitale de la province (l'équivalent des départements français) du même nom, située entre Barcelone et la frontière française. Entre-temps, une frange très importante de la population catalane a rejoint Puigdemont sur ses positions. Chaque année depuis 2012, à l'occasion de la fête « nationale », le 11 septembre, des centaines de milliers de personnes descendent dans les rues de Barcelone et de toute la Catalogne pour scander : « In, inde, independencia ! » Ces cinq dernières années, les sondages et les scrutins font osciller le courant sécessionniste entre 45 et 55 % de l'électorat.
Lorsque, en janvier 2016, son nom a été proposé par Artur Mas pour lui succéder à la présidence du gouvernement régional de Catalogne qu'il occupait depuis 2010, plus d'un observateur a dû se demander, comme en écho au titre de son livre : « Puigde... quoi ? » Lui-même, d'ailleurs, le reconnaît volontiers : « J'étais, pour beaucoup de monde, un complet inconnu. » Après les élections au Parlement catalan de septembre 2015, le courant indépendantiste était majoritaire à la Chambre mais peinait à se mettre d'accord. Le petit parti d'extrême gauche Candidatura d'Unitat Popular (CUP), qui détenait la clé de la majorité indépendantiste au Parlement catalan, refusait d'ouvrir la voie à un nouveau mandat de Mas. Réputé plus social-démocrate et plus authentiquement indépendantiste que son prédécesseur, le méconnu Puigdemont a fait naître le consensus minimal dans l'hétéroclite famille séparatiste catalane. Son investiture, le 10 janvier 2016, fut une douche froide pour ceux qui, à Madrid, pensaient que la fièvre indépendantiste retomberait avec la chute d'Artur Mas.
Après quatre ans de rhétorique séparatiste, de manifestations monstres et de campagnes électorales aux allures d'épopée nationale, Puigdemont ne démord pas de la feuille de route qu'a défendue son parti aux élections de septembre 2015 et qui fait de lui un président de transition vers l'indépendance. Après un référendum, qu'il compte organiser d'ici à septembre 2017, des élections constituantes devront permettre de jeter les bases d'un nouvel État catalan.
Un programme que Puigdemont compte appliquer avec ou sans l'accord des autorités espagnoles. Entre décembre 2015 et octobre 2016, après deux élections législatives, l'Espagne a vécu plus de 300 jours sans gouvernement, les partis se révélant incapables de s'entendre pour gouverner ensemble ou pour laisser gouverner un adversaire. C'est finalement le président du gouvernement sortant, le conservateur Mariano Rajoy (Parti populaire, PP), qui a été reconduit grâce à l'abstention d'un Parti socialiste (PSOE) déchiré par ses querelles sur la stratégie à suivre. Inflexible pendant son premier mandat, Rajoy s'est opposé à l'amélioration du financement de la Catalogne que demandait Artur Mas et, davantage encore, à un référendum sur l'indépendance - une consultation jugée, sur la forme, illégale et inconstitutionnelle et, sur le fond, politiquement inconcevable. Le dirigeant conservateur s'appuyait à l'époque sur la majorité absolue du PP et sur le soutien, sur cette question, du PSOE. Il doit désormais composer avec un Parlement divisé où PP et PSOE ont dû céder une partie de leurs sièges aux nouveaux partis Podemos (gauche radicale) et Ciudadanos (libéraux). Pour compliquer encore l'équation, Podemos est la seule formation nationale à défendre le référendum catalan, alors que Ciudadanos s'est construit sur le rejet de l'indépendantisme.
Si le Congrès des députés, la Chambre basse espagnole, accouche d'alliances inattendues, le Parlement de Catalogne n'est pas en reste. Pour se maintenir au pouvoir, faire approuver son budget et contraindre ses turbulents alliés de la CUP à s'engager derrière lui, Puigdemont s'est déjà soumis à une motion de confiance, qu'il a remportée. Ceux qui le présentaient comme un clone, voire un pantin d'Artur Mas, ont découvert sa détermination. Reste à savoir si elle suffira à guider la Catalogne sur le chemin, semé d'embûches, qui conduit à l'indépendance.
M. de T.

Mathieu de Taillac - Monsieur Puigdemont, vous avez toujours été indépendantiste ; c'est un trait qui vous distingue de votre prédécesseur, Artur Mas, qui s'est converti au sécessionnisme une fois arrivé au pouvoir. Cette caractéristique de votre parcours change-t-elle quelque chose à votre action politique ?
Carles Puigdemont - Soyons clairs : si la Catalogne devient indépendante, elle le sera grâce aux néo-indépendantistes. Nous, les indépendantistes historiques, nous n'avons rien obtenu. Nous avons toujours été une minorité. Nous n'obtenions jamais plus de 10 ou 12 % des voix aux élections. Les choses ont changé : il y avait 14 députés indépendantistes au Parlement catalan en 2010, il y en a 72 aujourd'hui. Cette évolution, ce n'est pas notre victoire à nous, les indépendantistes historiques. Elle appartient à ceux qui n'étaient pas indépendantistes en 2010. C'est la valeur énorme qu'apporte la génération d'Artur Mas et de Convergencia, qui est arrivée à la conclusion que la seule issue était celle d'un État indépendant. J'ai le plus grand respect pour eux et je leur suis très reconnaissant.
M. de T. - Parlons justement de votre parti, Convergencia Democratica de Catalunya (CDC), qui a été rebaptisé cette année Partit Democrata Europeu Catala (PDECAT). Cette formation occupe un espace qui s'étend du centre gauche jusqu'à des positions conservatrices. Comment vous positionnez-vous personnellement sur l'axe gauche-droite ?
C. P. - Je n'ai jamais été à l'aise avec les étiquettes classiques de la politique. J'ai rapidement fui les adjectifs car j'ai éprouvé, dès ma jeunesse, une grande empathie pour des partis de gauche et, en même temps, je comprenais très bien les visions classiques de la droite européenne. Je ne me sentais ni de droite ni de gauche... mais je me sentais malgré tout très « idéologisé » ! Évidemment, je suis progressiste, dans le sens où une société doit progresser suivant des valeurs qui garantissent les fondements inaliénables de la démocratie : l'égalité, l'antiracisme, la paix, le vivre ensemble, l'équité. Ce ne sont pas des valeurs de droite ou de gauche, ce sont des valeurs démocratiques. Sur certains aspects, je suis clairement de centre gauche ou social-démocrate ; mais j'aime aussi les droits de l'individu et l'initiative privée - d'ailleurs, j'ai fait carrière dans le privé... Vous le voyez : il est difficile de m'étiqueter.
M. de T. - Est-ce cette absence d'étiquette qui vous a aidé à vous hisser à la tête du gouvernement régional de Catalogne en janvier 2016 ?
C. P. - Je crois que c'est avant tout ma condition de maire de Gérone qui m'y a aidé. J'ai appliqué en politique ce que j'appliquais en dehors, quand je n'étais pas un homme politique : la même vision hétérogène, hétérodoxe des choses. Je n'ai pas eu besoin de m'entraîner ! Ce qui me plaisait dans Convergencia, quand j'y suis entré, c'est que ce n'était pas un parti doctrinaire. On ne vous dit pas ce que vous devez penser, ce que vous devez décider à chaque moment, on vous accorde au contraire une grande …