Les Grands de ce monde s'expriment dans

Asie centrale: le grand jeu démocratique

Entretien avec Almazbek Atambaev, Président du Kirghizistan depuis 2011, par Pierre Sautreuil, journaliste indépendant, spécialiste de l'espace post-soviétique.

n° 154 - Hiver 2016

Pierre Sautreuil - Monsieur le Président, les relations entre les États-Unis et le Kirghizistan sont au plus bas. L'élection de Donald Trump pourrait-elle aboutir à un rapprochement Bichkek-Washington ?
Almazbek Atambaev - Le Kirghizistan ne doit compter que sur lui-même et sur la volonté de Dieu. Mais, évidemment, rien ne nous interdit d'espérer que la nouvelle administration de Washington se montrera mieux disposée à notre égard que l'équipe sortante. En tout cas, nous souhaitons bonne chance à Donald Trump et la prospérité à son peuple.
Ma conviction, c'est que si le président parvient à faire coïncider les paroles et les actes du gouvernement américain, alors nos relations s'amélioreront. Ces dernières années, nous avons observé un indéniable décalage entre le discours de Washington et ses décisions concrètes. Nous avons souvent entendu les États-Unis vanter la démocratie, mais nous les avons aussi vus envoyer 300 véhicules de transport blindés chez l'un de nos voisins autoritaires (12) ! N'est-ce pas là une contradiction flagrante ? On peut ne pas aimer Vladimir Poutine, ou les dirigeants chinois, ou ceux de n'importe quel autre pays autoritaire... mais force est de constater que ces gens-là font ce qu'ils disent. Or il est fréquent que les Américains accordent leur aide non pas aux démocraties mais aux pays autoritaires. Une pratique qui rappelle le principe énoncé en son temps par Franklin D. Roosevelt à propos du dictateur nicaraguayen Somoza : « C'est peut-être un fils de pute, mais c'est notre fils de pute. »
J'ai vu la manière dont ils ont fait s'écrouler des pays parfaitement stables. J'ai vu ce qu'ils ont fait en Irak, j'ai vu comment ils ont anéanti la Libye...
P. S. - Qui sont ces « ils » ? Les États-Unis ?
A. A. - Vous savez bien de qui je veux parler, vous répondez à la question vous-même ! En Irak, ils pensaient qu'après Saddam Hussein il y aurait la démocratie. Aujourd'hui, l'Irak ne connaît que la guerre et le désarroi. En Libye, ils pensaient qu'après Mouammar Kadhafi il y aurait la démocratie. Aujourd'hui, la Libye n'existe plus. Et qui en subit les conséquences ? L'Europe, parce que tous les migrants de Libye, d'Irak, d'Afghanistan et d'Afrique se ruent vers le Vieux Continent. Vraiment, est-ce une bonne chose ? Mon credo est simple : il faut toujours chercher à négocier. Nous sommes un pays démocratique, nous négocions avec tous nos voisins et nous vivons correctement. Mais il existe des pays qui se sont habitués à tout imposer aux autres, et c'est extrêmement néfaste. Aucun pays, aucun peuple n'a le droit de se considérer comme supérieur aux autres. Nous avons déjà eu Adolf Hitler, mon père a fait la guerre contre lui (13). Le monde doit s'habituer à la négociation, au consensus. Il faut respecter tous les pays, tous les peuples de la planète, leurs cultures et leurs mentalités.
P. S. - En octobre 2014, vous avez dit que l'adhésion du Kirghizistan à l'Union économique eurasiatique (UEE) - une organisation régionale parrainée par Moscou (14) - était un « moindre mal » et que le Kirghizistan n'avait « pas d'autre option ». Au début de l'année 2016, le vice-premier ministre Oleg Pankratov a déclaré, lui, que les bénéfices de l'adhésion pour le Kirghizistan étaient « incertains ». Quelle est aujourd'hui votre opinion sur l'UEE ? Que peut-elle apporter au Kirghizistan dans un contexte de stagnation économique en Russie ?
A. A. - Il y a quelques années, j'ai reçu Patricia Flor, représentante spéciale de l'Union européenne pour l'Asie centrale. Elle a essayé de me dissuader de rejoindre l'UEE. Je lui ai dit : « D'accord ! Dans ce cas, on entre dans l'Union européenne ! Je suis prêt à signer aujourd'hui. Allez, je signe tout de suite et le peuple me soutiendra. » Elle m'a répondu : « Mais enfin, nous n'avons pas de frontières communes, nous ne pouvons pas vous accepter ! » Alors, qu'est-ce qui nous reste ? Sous Karimov, toutes les frontières avec l'Ouzbékistan étaient fermées et minées. Au Sud, le Tadjikistan est un petit pays, avec d'énormes problèmes (15). Conclusion : nos seuls alliés possibles, ce sont la Russie et le Kazakhstan. Quand en 2010, après notre révolution, le Kazakhstan a fermé sa frontière pendant un mois et demi, nous en avons beaucoup souffert. Et n'oubliez pas l'une des principales raisons pour lesquelles nous avons intégré l'UEE : plus d'un demi-million de Kirghizes travaillent en Russie, souvent illégalement. Avant notre entrée dans l'UEE, ils vivaient à quinze dans une pièce, se cachaient de la police. Leur existence et, spécialement, leurs conditions de travail n'étaient pas franchement meilleures que celles des esclaves des plantations américaines d'antan ! Or, depuis l'entrée dans l'UEE, ils ont les mêmes droits que les citoyens russes. Ils n'ont plus à se cacher. Je le répète, il s'agit de plus d'un demi-million de personnes. Si ce choix était à refaire aujourd'hui, bien sûr que nous intégrerions l'UEE. Quelle autre option avons-nous à notre disposition ?
Je sais ce que les gens du Département d'État américain me répondraient, parce qu'ils me le rappellent régulièrement : « Nous vous avons versé près d'un milliard de dollars d'assistance. » Mais la vérité, c'est que toute cette « aide » est allée à la création de prétendues « ONG de défense des droits de l'homme » (16) - des profiteurs qui ne savent qu'empocher l'argent occidental et ne servent à rien. Il aurait été incomparablement plus profitable d'utiliser cet argent pour construire des ponts, des routes pour développer l'économie.
P. S. - L'autre grande puissance active dans votre région, c'est la Chine. Au cours de ces dernières années Pékin a investi énormément d'argent en Asie centrale et, notamment, au Kirghizistan. Que pensez-vous du projet de « Nouvelle route de la soie » (17) que Xi Jinping a annoncé en 2013 ? Dans quelle mesure le Kirghizistan va-t-il en bénéficier ?
A. A. - Je suis très reconnaissant envers le gouvernement chinois. Ça ne plaît pas à certains, mais la Chine communiste …