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L'héroïque combat des Kurdes

Le conflit en Syrie et l'émergence de l'État islamique (EI) dans la région ont fait une nouvelle fois rejaillir la question kurde. Pour comprendre tous les enjeux de ce dossier complexe, il faut remonter à la fin de la Première Guerre mondiale quand les frontières du Proche-Orient ont été redessinées par les vainqueurs de l'Empire ottoman. Au départ, le traité de Sèvres, signé en 1920, promet la création d'un « territoire autonome des Kurdes » dans le sud-est de l'Anatolie. Mais cet accord sera balayé par le traité de Lausanne, signé trois ans plus tard, le 24 juillet 1923, entre la Turquie kémaliste, d'une part ; et, d'autre part, la France, l'Italie, le Royaume-Uni, le Japon, la Grèce, la Roumanie, le royaume des Serbes, Croates et Slovènes.
Les Kurdes sont, dès lors, répartis entre trois pays issus de l'Empire ottoman - la Turquie, l'Irak (sous protectorat britannique) et la Syrie (sous mandat français) - et l'Iran ; chacun de ces États exercera une politique répressive différente à leur égard. Le traité accorde les deux tiers de la zone de peuplement kurde à la République turque fondée, la même année, par Mustafa Kemal Atatürk. C'est donc à Lausanne qu'est née la « question kurde ».
Aujourd'hui, les Kurdes seraient environ 32 millions, dont 15 millions en Turquie, quelque 5 à 6 millions en Iran, près de 5 millions en Irak, et seulement 2 millions en Syrie. S'y ajoute une nombreuse diaspora, évaluée à plus d'un million et demi de personnes pour la seule Europe.
L'une des spécificités de la « question kurde » est que les différentes entités kurdes se trouvent souvent au croisement des conflits qui opposent les pays où elles vivent, l'exemple majeur étant la guerre Iran-Irak (1980-1988). Autre spécificité : ces entités sont souvent en conflit les unes avec les autres et se livrent même, parfois, des guerres fratricides comme celle qui, entre 1994 et 1996, opposa en Irak le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de Massoud Barzani à l'Union patriotique du Kurdistan (UPK) de Jalal Talabani. Cet affrontement illustre toute l'ambiguïté de la « question kurde » : le PDK était appuyé militairement par l'armée de Saddam Hussein, le pire ennemi des Kurdes, ainsi que par Ankara, tandis que l'UPK bénéficiait du soutien du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), l'« ennemi intime » de la Turquie (1)...
De nos jours, si les Kurdes d'Iran, dont le soulèvement a été écrasé avec une violence terrible par les Pasdaran (Gardiens de la révolution) au début de la Révolution islamique, en 1979, ne font plus beaucoup parler d'eux, en revanche leurs « frères » de Turquie, d'Irak et de Syrie sont de retour sur le devant de la scène proche-orientale. C'est particulièrement vrai depuis que la coalition internationale, dans le but d'affaiblir l'État islamique, a jugé opportun de soutenir militairement les Kurdes d'Irak et de Syrie.
En Irak, l'effondrement de la dictature de Saddam Hussein a permis aux Kurdes de se constituer en région autonome sous l'autorité du Gouvernement régional du Kurdistan (KRG), que Massoud Barzani dirige depuis la chute du régime baasiste en 2003. En 2002, le PDK et l'UPK se sont en principe réconciliés et ont conclu une alliance qui comprend la création d'unités communes de peshmergas pour protéger la nouvelle entité kurde et sceller la réconciliation - dans les faits, les peshmergas restent souvent sous l'autorité de l'un ou l'autre de ces deux partis. Indépendante de facto, disposant de sa propre armée et de sa propre diplomatie, l'entité kurde irakienne est, cependant, totalement dépendante au niveau économique de la Turquie, dont elle a besoin pour l'exportation de son pétrole (environ 3,5 milliards d'euros en 2015, selon des chiffres officiels), exportation que le gouvernement de Bagdad considère d'ailleurs comme illégale.
En Turquie, le PKK, fondé en 1978 par Abdullah Öcalan (emprisonné à vie depuis 1999 dans une île-prison turque), est toujours la bête noire de Recep Tayyip Erdogan qui le qualifie systématiquement de « terroriste ». Voilà à présent plus de trente ans que perdurent l'insurrection kurde et une répression qui a entraîné la destruction de plus de 4 000 villages et fait des dizaines de milliers de morts. D'inspiration marxiste-léniniste, puis « communaliste », l'idéologie du mouvement vise à mettre en oeuvre une refonte complète de la société. Il a créé des organisations « soeurs » au début des années 2000 : en Iran, le Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK) ; et, en Syrie, le Parti de l'Union démocratique (PYD). Si elles suivent leurs propres agendas et ont acquis une certaine autonomie, ces organisations satellites n'en sont pas moins soumises à la tutelle du KCK - Koma Civakên Kurdistan, l'Union des communautés du Kurdistan, émanation du PKK - qui définit les orientations stratégiques des luttes kurdes.
En Syrie, le PYD contrôle actuellement un territoire auto-administré situé dans le nord et le nord-est du pays : le Rojava Kurdistaniye (littéralement, le Kurdistan de l'Ouest). Le Rojava est composé de trois enclaves : d'est en ouest, Jezireh, Kobané et Afrin. Depuis que les forces kurdes ont chassé l'EI de Kobané, en juin 2015, les cantons de Kobané et Jezireh sont reliés.
Écrivain, éditeur, cinéaste, journaliste, mais aussi marin au long cours et capitaine du trois-mâts d'exploration La Boudeuse, avec lequel il a mené une vingtaine d'expéditions autour du monde, Patrice Franceschi soutient depuis très longtemps la cause kurde. Il a rencontré à de multiples reprises Abdullah Öcalan, le leader du PKK, du temps où celui-ci était basé en Syrie.
Le PYD et sa branche armée, les Unités de protection du peuple (YPG), apparaissent comme le fer de lance de la coalition contre l'État islamique en Syrie, qui comprend également les États-Unis (environ un millier d'hommes), la France et la Grande-Bretagne. Mais la Turquie, hostile à l'idée d'un renforcement des Kurdes à sa frontière, s'emploie à les combattre par le biais de l'opération « Bouclier de l'Euphrate » (2). Dans ce contexte ô combien complexe, l'auteur de Mourir pour Kobané explique l'enjeu de leur combat. Un combat qui, bien au-delà du sort du Kurdistan, a un effet déterminant sur la donne régionale.
J.-P. P.

Jean-Pierre Perrin - Le PYD a passé avec la Russie un accord tactique, annoncé le 2 mars, qui a permis aux forces de Damas de récupérer plusieurs villages proches de Manbij - une ville majoritairement arabe du nord de la Syrie, que les Kurdes avaient prise en août 2016 à l'État islamique. Certes, ce n'est pas la première fois que les milices kurdes passent des accords locaux (3) avec le régime syrien mais, cette fois, c'est un territoire acquis par leurs combattants, au prix de lourdes pertes, qu'elles lui cèdent. Est-ce à dire que Bachar al-Assad n'est plus l'ennemi de la rébellion kurde ?
Patrice Franceschi - Quand les dirigeants du PYD disent que le régime de Bachar al-Assad est leur ennemi, il faut les croire. Car, c'est le premier point, la plupart d'entre eux ont été emprisonnés et torturés par les sbires de ce régime. Et quand on entend Salih Muslim (le coprésident du PYD) raconter les supplices qu'il a subis des mains d'Ali Mamelouk (4), on comprend qu'ils ne peuvent pas être amis. Deuxième point : les Kurdes savent pertinemment que si jamais le régime gagne la guerre, ils se retrouveront dans la situation des derniers opposants. Autrement dit, Bachar al-Assad viendra alors s'occuper d'eux. Aussi sont-ils d'un pragmatisme absolu. C'est le pragmatisme propre aux combattants qui livrent des guerres existentielles, des guerres qui, si elles sont perdues, ne se terminent pas par un traité visant à limiter les dégâts mais par l'élimination physique des vaincus. Ils ont donc en permanence une épée dans le creux des reins. Dès lors, toute alliance tactique passée avec des ennemis contre des ennemis plus immédiats possède sa justification. Mais quand le rapport de forces va s'inverser, ils s'en prendront à nouveau à l'ennemi premier, à savoir Damas. Actuellement, les Kurdes font face à des alliances djihadistes extrêmement dangereuses car toutes les forces islamistes leur sont hostiles. Et ils se rendent bien compte qu'ils ne peuvent pas venir à bout de ces ennemis tout en combattant, en même temps, le régime de Damas. Ils se sont donc demandé lequel, parmi tous leurs ennemis, pouvait trouver un intérêt à une alliance momentanée avec eux. Et c'est ainsi qu'ils sont parvenus à la conclusion que la situation sur le terrain rendait possible, voire nécessaire, un accord avec Bachar. Mais, je le répète, ce n'est qu'une alliance tactique, ponctuelle.


J.-P. P. - Concrètement, qu'est-ce que les Kurdes gagnent à cette alliance ?
P. F. - Aujourd'hui, les Turcs posent aux Kurdes un gros problème. Certes, leur armée a été décapitée par les purges qui ont fait suite à la tentative de coup d'État et, sur le terrain, elle n'est guère à son avantage, mais ils conservent la volonté de prendre Raqqa, la « capitale » de l'EI en Syrie. Ils n'y arrivent pas pour le moment mais, sur le temps long, ils pourraient réussir. Or, pour les Kurdes, si les Turcs atteignent Raqqa, ce sera pire que si c'était l'armée de Bachar al-Assad puisque les …