Les Grands de ce monde s'expriment dans

Erdogan face au « Gandhi turc »

Qui va se risquer à affronter Recep Tayyip Erdogan lors de l'élection présidentielle de novembre 2019 ? Quel leader politique peut prétendre ravir le pouvoir au président et à son parti de la Justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) ?

Galvanisé par le succès de sa « Marche pour la Justice », Kemal Kiliçdaroglu, 68 ans, dirigeant du Parti républicain du peuple (CHP), est bien placé. En parcourant à pied les 450 kilomètres qui séparent Ankara, la capitale administrative, d'Istanbul, la « ville-monde » des bords du Bosphore, le « Gandhi turc » est apparu comme un adversaire à la mesure du « chef » (« reïs », le surnom de M. Erdogan).

Entamée le 15 juin dernier en compagnie de quelques centaines de personnes, la marche s'est achevée sur une note triomphale le 9 juillet à Maltepe, une banlieue de la rive asiatique d'Istanbul. Des centaines de milliers de Turcs ont convergé pour accueillir le chef de file du camp républicain, vêtu d'un tee-shirt et coiffé d'une casquette sur lesquels le mot « Justice » était inscrit en grosses lettres.

Sympathisants de la cause kurde, adeptes du camp laïque et républicain et même militants de l'AKP : tous étaient animés par le même désir de changement, par le même désenchantement vis-à-vis du système de pouvoir d'Erdogan. La fêlure était apparue quelques mois plus tôt, lors du référendum du 16 avril sur l'élargissement des prérogatives du chef de l'État, auquel 49 % de Turcs s'étaient opposés.

Aux yeux d'une bonne partie de la population, la justice est désormais la valeur la plus demandée. Aussi le public a-t-il applaudi à tout rompre lorsque Kemal Kiliçdaroglu a dénoncé sa « confiscation » par Erdogan. Il n'en fallait pas plus pour que les autorités le décrivent comme un « terroriste ». La marche « viole la Constitution », a estimé le président, expliquant qu'« appeler les gens à descendre dans la rue n'est bon ni pour eux ni pour le pays ». Le numéro un turc semble avoir oublié qu'il s'était comporté de la même manière la nuit du 15 au 16 juillet 2016, en incitant la population à opposer un rempart aux putschistes sur les places des grandes villes. « Chaque pharaon a son Moïse », lui a rétorqué M. Kiliçdaroglu.

Depuis le coup d'État raté, la Turquie n'est plus la même. Une répression sans précédent a laminé les institutions et la société civile : 140 000 fonctionnaires ont été limogés et mis au ban de la société. Ils ne peuvent ni trouver du travail en Turquie ni refaire leur vie ailleurs car leurs passeports leur ont été confisqués. 50 000 personnes ont été arrêtées en raison de leurs liens présumés avec des organisations terroristes (le mouvement Gülen et les rebelles kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK)). Comme les prisons sont pleines, les autorités ont annoncé la libération de 93 000 détenus de droit commun pour faire de la place aux nouveaux arrivants !

Limogeages, arrestations et procès rythment le quotidien. Les tribunaux seraient presque devenus les nouveaux lieux de sociabilité et les Turcs concèdent, sur le mode de la plaisanterie, s'y retrouver au moins aussi souvent qu'au restaurant ou au café.

Instauré juste après le putsch et toujours en vigueur depuis, l'état d'urgence a permis au gouvernement de se débarrasser des fonctionnaires jugés déloyaux, des journalistes critiques et des députés de l'opposition trop remuants.

Deuxième parti d'opposition avec 59 représentants au Parlement, le Parti de la démocratie des peuples (HDP, pro-kurde) compte désormais sur les bancs de l'assemblée une dizaine de sièges vides : ceux des élus emprisonnés, parmi lesquels figurent Selahattin Demirtas et Figen Yuksekdag, les deux co-présidents du parti. Ils sont poursuivis pour leurs liens supposés avec le PKK, considéré comme terroriste par Ankara. Ils risquent l'un et l'autre plus de cent années de prison.

Le bras vengeur de la justice s'est ensuite abattu sur le Parti républicain du peuple (CHP), première formation d'opposition au Parlement. Le 14 juin, le député Enis Berberoglu (CHP) a été condamné à 25 ans de détention pour « espionnage » parce qu'il avait transmis des informations sensibles à des médias qui les ont publiées. Son procès, comme tous ceux de l'après-putsch, a révélé au grand jour le délitement de l'institution judiciaire. Les juges semblent avoir perdu leur indépendance, les dossiers d'accusation sont cousus de fil blanc et les condamnations disproportionnées. L'arbitraire est devenu la norme et un sentiment de peur s'est emparé de la société.

D'où le succès remporté par la « Marche pour la Justice ». Depuis, le mécontentement a fait tache d'huile, à en juger par les manifestations des producteurs de noisettes sur les bords de la mer Noire et celles des cultivateurs de tabac dans le Sud-Est (Adyaman), sans compter la grogne générale des automobilistes, furieux que le gouvernement ait décidé d'augmenter la vignette de 40 %. Mais il faudra certainement plus que la « Marche pour la noisette », organisée par le CHP à l'automne, pour parvenir à rassembler tous les déçus de l'erdoganisme.

La route du « Gandhi turc » vers la présidentielle est loin d'être toute tracée. Capitaliser sur le rejet croissant du « reïs » est une chose, mais il sera autrement plus difficile de former un front du refus avec toutes les composantes de l'opposition, tant celle-ci apparaît divisée.

Comment, en effet, concilier les aspirations des militants du Parti de l'action nationaliste (MHP), ultra-nationalistes et donc opposés à toute manifestation de l'identité kurde, avec celles des sympathisants du HDP, pro-kurdes et imprégnés par les idées de gauche ? Le CHP, aussi, a ses limites. Son électorat reste stable (entre 25 % et 28 % depuis les années 1960), mais il n'est pas certain qu'il puisse mobiliser au-delà de ce seuil. Bien des opposants reprochent au parti son immobilisme, sa rigidité, ses tiraillements entre une aile sociale-démocrate encline au changement et une autre, kémaliste pure et dure, adepte du statu quo.

Héritier du kémalisme - l'idéologie établie par Mustafa Kemal dit Atatürk, le « père » de la République -, Kemal Kiliçdaroglu sera-t-il l'homme du changement ? Il manque de « charisme », pointent ses détracteurs. Très présent sur les réseaux sociaux, cet économiste de formation, entré sur le tard en politique (en 1999) après une carrière dans l'équivalent de notre Sécurité sociale, devra, s'il arrive un jour au pouvoir, relever les défis immenses auxquels le pays est confronté. Il lui faudra résoudre la question kurde, réparer la relation abîmée avec les alliés occidentaux, restaurer les institutions et, surtout : rassembler, rassembler, rassembler...

M. J.

Marie Jégo - À deux ans des prochaines échéances électorales - présidentielle et législatives en novembre 2019 -, le président Recep Tayyip Erdogan doit-il avoir peur de vous ?

Kemal Kiliçdaroglu - Depuis le référendum du 16 avril 2017 (1) sur le renforcement des prérogatives de Recep Tayyip Erdogan, la donne a changé en Turquie. Nous sommes désormais en présence d'une opposition entre deux camps bien distincts qui va bien au-delà du clivage ordinaire entre la droite et la gauche. Ces deux camps voient l'avenir de façon très différente. Les uns sont attachés à la démocratie, au pluralisme et à la liberté de la presse ; les autres ne jurent que par un système totalitaire taillé pour un seul homme. Bien des sympathisants de l'AKP - le parti d'Erdogan - se sont prononcés contre son projet d'hyper-présidence. Il s'en est parfaitement rendu compte, ce qui ne l'a pas empêché de faire étalage de sa « légitimité ». En revanche, pour moi et pour mon parti, il est clair qu'Erdogan n'a pas obtenu la majorité des voix au référendum. La Commission électorale centrale a manipulé les résultats (2).

Il est évident qu'Erdogan traverse une période difficile. Il a compris, à la lecture des sondages, que les élections de 2019 n'étaient pas gagnées. D'où son sentiment de panique. C'est parce qu'il a peur qu'il tente aujourd'hui de secouer sa base électorale. Il commence même à critiquer le fonctionnement de son propre parti, en affirmant que certains cadres sont fatigués et qu'il conviendrait de les remplacer (3).

M. J. - Verra-t-on se former un front de l'opposition unie face à l'hégémonie de l'AKP, le parti au pouvoir depuis 2002, dont le destin, selon M. Erdogan, serait indissociable de celui du pays (4) ?

K. K. - Je ne veux pas utiliser le terme « opposition » car, comme je vous l'ai dit, il y a un camp qui défend la démocratie - le CHP en fait partie -, tandis que l'autre veut un leader unique. Pendant la campagne pour le référendum, j'ai misé sur l'idée que toutes les forces démocratiques du pays devaient dépasser leurs divergences et marcher ensemble au nom des valeurs universelles. Je suis en contact avec tous ceux qui dénoncent le pouvoir abusif d'Erdogan : les proches de Meral Aksener (une dissidente du parti ultra-nationaliste MHP) (5) et les représentants du Parti de la démocratie des peuples (HDP, pro-kurde), qui ont participé à la « Marche pour la Justice ». C'est la seule façon d'en finir avec ce régime inique.

Erdogan a réussi à créer un système dans lequel l'AKP se confond avec l'État. Comment est-il possible que des recteurs, des gouverneurs, des juges, des procureurs, clament haut et fort leur appartenance à ce parti ? Ne sont-ils pas censés servir l'État avant tout, indépendamment de la couleur politique du gouvernement ? Le président de la Cour constitutionnelle, celui de la Cour des comptes, le président du Conseil des juges et des procureurs, tous se réclament de l'AKP. C'est ce …