Mikhaïl Khodorkovski, 54 ans, a été au coeur de la tourmente qui a traversé la Russie depuis la perestroïka gorbatchévienne. Sa biographie est désormais bien connue. Une enfance soviétique heureuse dans une famille de l'intelligentsia moscovite qui lui donne une éducation solide et le propulse dans les rangs du Komsomol. Une jeunesse passée dans les tumultes de la fin du communisme qui lui ouvre les portes d'un fulgurant succès et fait de lui un jeune prince du capitalisme financier et pétrolier - si bien que, à la tête de la banque Menatep et de l'entreprise Ioukos, il devient un acteur central de l'incroyable roman russe qui se joue au sommet du pouvoir eltsinien puis poutinien. Un affrontement titanesque avec le « tsar » Poutine qui, en 2003, le mène droit dans une geôle sibérienne parce qu'il a osé financer l'opposition et appeler le président à engager une bataille contre la corruption qui dévore le pays. Enfin, après dix longues années à méditer sur son destin et celui de son pays en prison, le voilà libéré et forcé à l'exil, comme tant de dissidents, d'opposants et d'oligarques déchus avant lui.
Après un passage en Suisse, Mikhaïl Khodorkovski s'est installé à Londres, où il s'occupe de son ONG, Open Russia, dans l'espoir qu'un jour, dans cinq, dix ans peut-être, il pourra rentrer chez lui et contribuer à l'édification d'une « voie européenne de développement » pour son pays. L'ancien milliardaire, qui a réussi à sauver une partie de sa fortune, n'a visiblement pas de problèmes financiers et a installé ses locaux dans un bel hôtel particulier du quartier d'Oxford Street. Mais comme il le dit lui-même d'emblée, cet homme d'un abord très simple, qui reçoit en jean et blouson de cuir, ne semble pas particulièrement soucieux de s'implanter dans la société britannique et d'y refaire sa vie. « Je suis de passage », affirme-t-il, soulignant que tous ses efforts et toute son attention sont tournés vers la Russie et ce qui s'y passe. Au rez-de-chaussée, une grande salle en cours de rénovation accueille des conférences et des événements culturels destinés à soutenir la société civile et l'opposition démocratique russes. Au premier étage, Mikhaïl Khodorkovski a installé un studio télé qui lui permet de s'adresser à ses compatriotes lors d'émissions régulières diffusées sur le web. Il passe également une bonne partie de son temps à voyager à travers le monde pour participer à différentes initiatives et tables rondes consacrées à la question russe. Dans cet entretien qui revient sur les étapes de sa fulgurante et mystérieuse réussite puis sur les raisons de sa chute, l'ancien milliardaire s'efforce de démythifier la manière dont il a fait fortune, décrivant une ère révolutionnaire et chaotique où tout était ouvert et possible, avec un peu d'esprit d'initiative et de culot. Il porte aussi un regard un peu désabusé sur l'Occident dont les leaders lui semblent faibles, « ce qui fait paraître Poutine fort par contraste alors qu'il ne l'est pas ». Khodorkovski estime, en effet, que la concentration extrême du pouvoir russe le rendra de plus en plus instable et poussera Poutine à partir. L'opposant, qui dit avoir « appris la patience » pendant sa détention, exprime une confiance absolue dans le fait que la Russie finira par se réformer et revenir vers la démocratie.
L. M.
Laure Mandeville - Comment allez-vous ? Comment vivez-vous après vos dix ans de prison en Sibérie et votre départ de Russie, il y a trois ans ?
Mikhaïl Khodorkovski - Quand je suis arrivé en Occident après la prison, je me suis dit : j'ai deux options. Option 1 : j'essaie de m'adapter à ce nouveau monde et de refaire ma vie - mais, dans ce cas, comme je ne peux librement aller en Russie, je perds le contact avec ce qui se passe dans mon pays. Option 2 : j'estime que je ne suis ici que de passage, que je suis juste un invité, et je choisis de vivre pour et par la Russie. J'ai choisi la seconde option parce que, pour la mission que je me suis fixée, c'est-à-dire aider la Russie à devenir un État de droit, il est essentiel que je conserve le contact avec ma patrie. J'y parviens en rencontrant de nombreuses personnes qui passent par ici. À vrai dire, j'en rencontre tout autant que lorsque j'étais le patron du groupe pétrolier Ioukos. À l'époque, j'autorisais environ dix entretiens par jour. Aujourd'hui, c'est à peu près la même chose. En outre, je participe régulièrement à des conférences vidéo avec la Russie. Bref, je reste connecté au pays. Je vois des journalistes, des militants de mon mouvement « Russie ouverte », des gens de l'opposition et, aussi, des représentants du monde de la culture, ce qui est nouveau pour moi. En revanche, je ne vois plus d'ingénieurs ou de collègues entrepreneurs comme par le passé... J'ai changé de milieu.
L. M. - Vous êtes longtemps demeuré éloigné des choses politiques. C'est en prison que vous avez vraiment décidé de vous y intéresser. Pour quelle raison ? S'agissait-il de comprendre ce qui vous était arrivé ? De rattraper le temps perdu ?
M. K. - Rattraper le temps perdu n'est pas la bonne formule car elle suggère que j'aurais enfin pris le temps de m'occuper de quelque chose que j'avais été forcé, auparavant, de mettre de côté. Mais ce n'est pas mon histoire. La réalité est que, jusqu'à la prison, je n'ai jamais été particulièrement intéressé par la politique et les humanités. Je vais vous faire une confidence : au lycée et à la fac, c'étaient mes petites amies qui écrivaient mes rédactions à ma place ! Et je n'aimais guère parler en public devant de larges auditoires, même si j'ai été obligé de le faire de temps en temps quand j'étais à la tête de Ioukos... C'est donc effectivement en prison que je me suis mis à me préoccuper de politique. Pourquoi ? À vrai dire, je ne suis pas spécialement porté sur l'introspection. Mais il est vrai que, quand j'ai des informations, j'en tire des conclusions et des analyses qui me permettent de mieux comprendre ce qui est arrivé à la Russie et à moi en particulier. A contrario, quand je ne dispose pas d'informations fiables, je laisse les choses de côté en attendant que …
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