Sera-t-il le futur premier ministre d'Ukraine ? Celui, comme il le rêve, qui soustraira les anciennes républiques soviétiques à l'influence et à l'emprise de la Russie ? Passera-t-il les prochaines années dans une prison à Kiev ? Sera-t-il assassiné comme tant d'autres opposants politiques l'ont été dans cette région marquée au fer rouge par l'ancienne dictature communiste ? À le voir enflammer la foule dans les rues de la capitale ukrainienne ou défier avec autant d'arrogance et de sang-froid - de folie, disent certains - le président Porochenko et les oligarques qui font toujours la loi en Ukraine, les spécialistes occidentaux ne parient guère aujourd'hui sur sa réussite politique. Mais c'est compter sans les qualités immenses et rares de Mikheïl Saakachvili, un personnage hors normes que les événements pourraient bien propulser encore une fois au sommet. Micha, comme on l'appelle partout où il passe, a une personnalité bouillante, explosive même. Il est courageux, pressé, impatient, parfois imprudent. Son intelligence est vive, débordante, et il est doté d'une grande facilité pour les langues ainsi que d'un réel charisme. Mais son atout le plus fort est sans aucun doute la vision à long terme qu'il a de l'avenir de la région. Combinée à un tempérament révolutionnaire et à une volonté de fer, cette vision à 360 degrés lui ouvre le champ de tous les possibles.
Son destin est unique. L'ancien chef de l'État géorgien est venu en Ukraine en 2015 pour aider le président Petro Porochenko à réformer son pays et à le débarrasser de la corruption. Les réformes qu'il avait lui-même menées au pas de charge à Tbilissi, où il était arrivé au pouvoir en 2003 après la Révolution des roses, avaient rapproché la Géorgie de l'Europe et de l'Occident. Mais les changements trop rapides qu'il avait lancés lui avaient coûté la victoire aux élections législatives d'octobre 2012. Menacé dans son pays par une nouvelle équipe avide de vengeance, Mikheïl Saakachvili s'est installé aux États-Unis où il a toujours été le bienvenu. Nostalgique du combat politique, hyperactif, il s'est vite ennuyé dans les soirées huppées de New York. Cet ennemi juré de Vladimir Poutine a alors accepté la proposition de Petro Porochenko : être nommé gouverneur de l'oblast d'Odessa et démêler les noeuds de corruption tissés par les oligarques dans cette région du sud du pays. Il a dû, pour cela, devenir ukrainien et renoncer à sa nationalité géorgienne. Mais la relation entre les deux hommes s'est rapidement dégradée. Accusant Petro Porochenko de bloquer ses réformes à Odessa, Mikheïl Saakachvili a démissionné avec fracas pour entrer dans l'opposition. Le président Porochenko a répondu à cet affront en lui retirant sa nationalité ukrainienne quand il se trouvait aux États-Unis, en juillet dernier, le laissant ainsi apatride. Pour rentrer à Kiev sans passeport, l'ancien président géorgien a forcé la frontière entre la Pologne et l'Ukraine, escorté et protégé par une foule de partisans...
Comme s'il avait 20 ans et n'avait jamais été chef d'État, il est retourné dans la rue, veillant sous une tente en plein hiver, essayant d'inspirer une troisième révolution (après la révolution orange de 2004 et l'EuroMaïdan en 2014) qui ferait tomber Porochenko, éradiquerait la corruption et chasserait l'oligarchie. Ni les pressions policières ni son bref séjour en prison au mois de décembre n'ont eu raison de sa détermination. Loin de l'affaiblir, les violences et les maladresses du président ukrainien semblent au contraire l'avoir renforcé. Dans les jours qui ont suivi son interpellation, 50 000 personnes sont venues le soutenir dans la rue.
Mikheïl Saakachvili considère que la Géorgie, puis l'Ukraine une fois qu'elle sera réformée, serviront de levier et d'exemple pour débarrasser toute la région, y compris la Russie, de Vladimir Poutine. Le défi est immense. Il colle au personnage, qui s'est toujours connu deux passions : le sentiment révolutionnaire et la politique au sens noble du terme. L'avenir dira si les Ukrainiens sauront faire preuve de la même audace. C'est l'un de ses amis qui l'affirme : « Micha est trop grand pour la Géorgie. Il est trop grand pour l'Ukraine. J'ai peur que son talent finisse par être gaspillé. »
I. L.
Isabelle Lasserre - Un ex-président géorgien devenu ukrainien puis apatride, privé de passeport et de nationalité, brièvement emprisonné par les autorités de Kiev... Vous aviez habitué les observateurs aux rebondissements spectaculaires de votre vie d'homme politique mais, cette fois, vous faites très fort ! Décidément, vous ne faites jamais les choses comme les autres...
Mikheïl Saakachvili - Un chef d'État qui s'investit personnellement dans un pays autre que le sien pour essayer de le sauver ? C'est vrai, pour autant que je sache, il n'y a pas eu d'épisodes comparables dans l'époque moderne. Le général Simon Bolivar a présidé aux destinées de cinq pays (1). Mais c'était au XIXe siècle. Et je suis, en tout état de cause, le premier ancien président à avoir été privé de sa nationalité. C'est ce qui peut arriver, dans cette partie du monde, lorsque l'on a de nombreux adversaires et qu'on essaie de rapprocher plusieurs pays et de leur donner une vision et un avenir tournés vers la démocratie, la liberté et l'Europe. Mais puisque je suis un cas unique, je dois suivre un chemin unique et montrer l'exemple. Je n'ai ni le droit de me soumettre ni celui de décevoir. Il n'y a pas de retour possible. Je ne ferai pas machine arrière.
I. L. - Aujourd'hui, vous sentez-vous davantage géorgien ou ukrainien ?
M. S. - Je viens d'évoquer Simon Bolivar ; eh bien, je pense que, à certains égards, l'espace post-soviétique ressemble à l'Amérique latine de son époque. Cette région est très interconnectée, elle est formée de pays qui se ressemblent, qui ont la même histoire politique et qui ont accédé en même temps à l'indépendance. Il n'y a pas si longtemps, nous faisions partie du même pays, l'URSS, et nous parlions tous la même langue... Ces pays ont une culture commune mais ils ont, aussi, des ennemis communs : Vladimir Poutine et les oligarques. Ils sont également confrontés aux mêmes problèmes en matière de sécurité, de souveraineté, de défense. Dans les circonstances actuelles, cette région a besoin d'un homme fort qui soit capable de lui indiquer la voie à suivre. Peu importe que cet homme soit géorgien ou ukrainien. La Géorgie a été le premier pays à se battre pour s'extraire de l'influence russe, pour se réformer et se moderniser. Désormais, c'est l'Ukraine qui est confrontée au même défi. Alors, bien sûr, je me sens profondément géorgien. Mais l'Ukraine, où j'ai vécu pendant treize ans au total et où j'ai fait mes études à l'époque soviétique, est un pays qui compte énormément pour moi. C'est aussi le dernier véritable melting-pot d'Europe, le seul pays du continent où la question ethnique n'existe pas et où les différents peuples coexistent pacifiquement au sein de la société. Cette particularité est suffisamment rare pour mériter qu'on s'investisse afin de la préserver.
I. L. - Vous auriez pu rester à New York où vous vous étiez exilé après la défaite du candidat que vous souteniez à la dernière élection présidentielle géorgienne. Vous auriez pu …
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