C'est l'un de ces conflits gelés dont les Balkans ont le secret. Depuis 1991, la Grèce s'oppose à ce que sa voisine du Nord utilise le nom de « Macédoine ». Athènes considère, en effet, que celui-ci appartient de manière exclusive au « patrimoine hellénique », d'autant que ce nom est porté par ses régions septentrionales (1). Immédiatement après l'accession à l'indépendance de l'ancienne république yougoslave, le 8 septembre 1991, d'immenses manifestations ont secoué la Grèce tandis qu'Athènes décrétait un embargo unilatéral. Un premier compromis fut trouvé en 1993, qui autorisait l'adhésion du nouvel État à l'Organisation des Nations unies (ONU) sous le nom « provisoire » d'Ancienne République yougoslave de Macédoine - soit l'acronyme d'Arym (Fyrom en anglais). Il fallut cependant attendre encore deux ans pour que l'embargo grec soit levé, en 1995. Cette même année, l'Arym put adhérer au Conseil de l'Europe et à l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). En 2008, Athènes bloqua l'adhésion de la Macédoine à l'Otan, qui aurait dû être actée lors du sommet de Bucarest. Motif invoqué : Skopje avait présenté sa candidature sous son nom « constitutionnel » de « République de Macédoine ».
À ce jour, 123 pays, dont les États-Unis, reconnaissent néanmoins cette appellation. L'Union européenne lui a accordé dès 2005 le statut officiel de candidat à l'intégration, mais les négociations d'adhésion n'ont jamais pu s'engager, la Grèce menaçant d'opposer son veto tant que la « question du nom » ne serait pas définitivement réglée.
Pour Skopje, l'enjeu est donc majeur, car seule la conclusion d'un accord avec Athènes peut lui ouvrir les portes de l'Otan et de l'UE. Le dossier n'a pas avancé durant plus d'une décennie, le gouvernement conservateur de Nikola Gruevski (Organisation révolutionnaire intérieure de Macédoine-Mouvement démocratique d'unification nationale macédonienne, VMRO-DPMNE) multipliant même les provocations à l'encontre d'Athènes. L'arrivée au pouvoir, en mai 2017, d'une nouvelle majorité conduite par l'Alliance sociale-démocrate de Macédoine (SDSM) du premier ministre Zoran Zaev a permis la relance du processus de négociation.
Pour « folklorique » qu'il puisse paraître, le conflit a de très lourdes implications politiques, et il touche à ce qui est le moins négociable : l'identité des peuples et des personnes. Au-delà de la querelle du nom, Skopje entretient des relations compliquées avec tous ses voisins : outre la Grèce, l'Albanie, la Bulgarie, le Kosovo et la Serbie (2). Les rapports avec Tirana et Pristina dépendent étroitement de la situation de la minorité albanaise de Macédoine. Les nationalistes serbes ont longtemps considéré la Macédoine comme la « Serbie du Sud ». Quant à leurs homologues bulgares, ils nient l'existence même d'un peuple macédonien, assimilé à la nation bulgare.
Le XXe siècle a donné l'occasion aux habitants de changer bien souvent de pays sans jamais déménager : en 1900, toute la région de Macédoine faisait partie de l'Empire ottoman. Enjeu et théâtre principal des combats des deux guerres balkaniques de 1912 et 1913, elle a été partagée par la conférence de Londres de mai 1913, qui a attribué 50 % du territoire au royaume de Serbie (la moitié septentrionale, alors désignée sous le nom de Macédoine du Vardar, du nom du fleuve qui coule vers la mer Égée), 40 % à la Grèce (la Macédoine égéenne) et 10 % à la Bulgarie (la Macédoine du Pirin).
La Macédoine du Vardar est devenue yougoslave en 1918 lorsque le royaume de Serbie, allié de la Triple Entente pendant la Première Guerre mondiale, s'est « dilaté » en royaume des Serbes, Croates et Slovènes, puis en royaume de Yougoslavie (1929). En 1945, Tito a fait de ce territoire l'une des six républiques de la République fédérative socialiste de Yougoslavie (RFSY). Sur un peu plus de 25 000 kilomètres carrés vivent aujourd'hui moins de deux millions de personnes, des Macédoniens, mais aussi d'importantes minorités : Albanais, Aroumains, Roms et Turcs. La porosité des appartenances identitaires, remodelées depuis un siècle et demi par des dominations politiques antagonistes, fait le bonheur des nationalistes de tous bords, toujours prompts à réécrire l'Histoire pour la faire rentrer dans des récits nationaux idéalisés.
Les nationalistes grecs et macédoniens font ainsi débuter l'aube mémorielle de la Macédoine à la figure tutélaire d'Alexandre le Grand (353-326 av. J.-C.). Entre 2006 et 2017, les nationalistes-conservateurs du VMRO-DPMNE se sont d'ailleurs attachés à couvrir les principales villes du pays de statues monumentales à la gloire du « conquérant du monde » et à celle de son père, Philippe II. Pour eux, il s'agissait d'« effacer » symboliquement le passé socialiste yougoslave en se rattachant à une identité antique et largement mythifiée. Cette appropriation symbolique a bien sûr fait bondir les Grecs, qui rappellent que les Slaves ne sont arrivés dans les Balkans qu'au VIe siècle et qu'ils se sont mêlés aux populations déjà présentes sur place. Pour Athènes, l'héritage du royaume antique revient entièrement à la Grèce.
Lors de l'éclatement de la Yougoslavie, la Macédoine a évité de sombrer dans la guerre grâce à la prudence et à la sagesse de son premier président, Kiro Gligorov (1917-2012) : ce cadre issu du régime communiste savait qu'exciter les nationalismes ne pouvait qu'entraîner le pays dans la catastrophe. Les défis étaient pourtant nombreux. Athènes accusait son petit voisin de visées irrédentistes, ce que Skopje a toujours démenti, tandis que se posait la question de l'intégration de la forte minorité albanaise. Le conflit armé du printemps 2001 (3) a rappelé l'acuité de cette question.
Après des années d'une vie politique chaotique, marquée par de fréquentes alternances et de subtiles combinaisons communautaires (4), les nationalistes du VMRO-DPMNE sont finalement arrivés au pouvoir après les législatives de 2006. Sous la houlette de son nouveau dirigeant, Nikola Gruevski, le « plus vieux parti politique macédonien » (5) affirmait vouloir rompre avec ses références nationalistes pour mener une politique libérale d'orientation euro-atlantique. En réalité, rien n'est venu, ni les investissements étrangers ni l'intégration, ce qui incita le parti à revenir à ses « fondamentaux ». Dans le même temps, le régime de M. Gruevski connaissait une dérive autoritaire de plus en plus marquée, plaçant les médias et les institutions sous contrôle.
Début 2015, la Macédoine plongeait dans une interminable crise politique après les révélations de Zoran Zaev, alors chef de l'opposition, sur un vaste scandale d'écoutes téléphoniques mises en place sur ordre direct de Nikola Gruevski et de son cousin, Sasho Mijalkov, chef des services secrets. Sous le feu des critiques occidentales, le VMRO-DPMNE s'est alors tourné vers la Russie et les pays conservateurs centre-européens du Groupe de Visegrad pour tenter de garder la main. Deux années de suite, aux printemps 2015 et 2016, de vastes mouvements populaires ont secoué la Macédoine. Plusieurs fois repoussées, des élections législatives anticipées ont finalement eu lieu le 11 décembre 2016. Ce « scrutin de la dernière chance » s'est soldé par l'échec du VMRO-DPMNE, malgré de très fortes pressions sur les électeurs. Le parti de Nikola Gruevski n'a remporté que 51 sièges sur les 120 que compte le Parlement, à peine deux de plus que la SDSM de Zoran Zaev.
Sous la houlette directe des Occidentaux, bien décidés à écarter du pouvoir les nationalistes-conservateurs, une coalition inédite s'est alors mise en place entre la SDSM et les partis albanais, réunis autour d'une « plateforme » commune, négociée à Tirana (6). Plusieurs mois durant, le VMRO-DPMNE a néanmoins refusé de céder le pouvoir, accusant la majorité formée par Zoran Zaev de « menacer l'intégrité de la Macédoine » et organisant une révolte « patriote » qui a conduit le pays au bord de la guerre civile. Le 27 avril 2017, des gros bras du VMRO-DPMNE ont envahi le Parlement et agressé physiquement des élus de la SDSM et des partis albanais. Quinze jours après cette attaque, le président Gjorge Ivanov, membre du VMRO-DPMNE, acceptait de confier les rênes du gouvernement à Zoran Zaev.
Né en 1974, diplômé en économie de l'Université Saint-Cyrille et Méthode de Skopje, ce dernier a rejoint les rangs de la SDSM en 1996 avant de devenir député en 2003. Originaire de Strumica, dans le sud-est de la Macédoine, il a construit sa carrière depuis ce fief régional avant de s'imposer sur la scène nationale. Zoran Zaev y a fait ses classes en tant que conseiller municipal puis maire - un mandat qu'il a conservé jusqu'à la fin 2016. Il a pris la tête de la SDSM en juin 2013, au moment où le parti était au plus bas face à un VMRO-DPMNE tout-puissant. Connu pour ses sorties médiatiques hasardeuses et ses déguisements improbables au célèbre carnaval annuel de sa ville, Zoran Zaev a repris la main, on l'a dit, grâce à ses « bombes » de l'hiver 2015 : des révélations savamment distillées sur la corruption et les dérives du VMRO-DPMNE.
Dès sa prise de fonctions, il a rappelé que l'intégration de la Macédoine à l'UE et à l'Otan constituait son principal objectif. Du point de vue occidental, l'enjeu est tout aussi important, le pays étant perçu comme la « clé » de la stabilité régionale. Comme le souligne Arsim Zekolli, ancien ambassadeur auprès de l'OSCE, « la Macédoine est la tour de contrôle des Balkans, depuis laquelle on observe ce qui se passe dans la région et où se croisent services de renseignement et réseaux de trafiquants ». Malgré les accords de paix d'Ohrid (7) qui ont mis fin au conflit armé du printemps 2001, les tensions entre la communauté albanaise et la majorité macédonienne demeurent un sujet politiquement sensible (8). Le VMRO-DPMNE s'oppose ainsi fermement à la nouvelle loi sur l'égalité des langues (9), qui prévoit l'introduction du bilinguisme dans toute la Macédoine. Zoran Zaev a promis cette loi à ses partenaires albanais, qui sont bien décidés à monnayer chèrement leur soutien à un éventuel compromis avec la Grèce.
Convaincus que le temps joue en leur défaveur, les premiers ministres macédonien et grec veulent désormais aller vite. En réalité, leur marge de manoeuvre apparaît bien limitée, tous deux disposant de majorités parlementaires exiguës. Les élections prévues en Grèce en 2019 s'annoncent mal pour Alexis Tsipras, et la droite grecque pourrait être tentée de jouer la carte du nationalisme et de l'intransigeance envers la Macédoine à des fins électorales. C'est en tout cas ce qu'ont montré les deux grandes manifestations de cet hiver, le 21 janvier à Thessalonique puis le 4 février à Athènes. Ces démonstrations de force, qui ont rassemblé plusieurs centaines de milliers de personnes, ont permis à l'aile droite de la Nouvelle Démocratie de tester son potentiel dans les urnes, alors que la direction, modérée, du parti conservateur n'avait pas appelé à descendre dans la rue. En Macédoine, les rassemblements contre l'« arrogance grecque » ont peu mobilisé ; mais l'importante diaspora macédonienne, traditionnellement nationaliste, est bien décidée à faire pression sur Skopje. Plusieurs dizaines de milliers de manifestants ont battu le pavé début mars dans le monde entier à l'appel du mouvement « Notre nom est notre droit », brûlant des drapeaux grecs et des portraits de Zoran Zaev.
J.-A. D. et S. R.
Jean-Arnault Dérens et Simon Rico - Monsieur le Premier ministre, les négociations avec la Grèce, au point mort depuis de nombreuses années, ont repris avec vigueur depuis votre arrivée au pouvoir. Comment êtes-vous parvenu à débloquer la situation ?
Zoran Zaev - Pour parvenir à un accord, il faut deux choses : une volonté politique forte, et des dirigeants politiques qui soient capables de s'élever au-dessus des intérêts de leurs pays respectifs pour prendre en compte ceux des Balkans dans leur ensemble. C'est le choix courageux que j'ai fait avec mon homologue grec, Alexis Tsipras. Nous avons pris nos responsabilités. Si l'on veut donner à la Macédoine une chance de rejoindre un jour l'Otan et l'Union européenne, il est, en effet, indispensable de régler le différend qui oppose depuis si longtemps Athènes et Skopje. Ces négociations s'inscrivent dans le cadre d'un processus qui privilégie la stabilité et, par ricochet, la prospérité des Balkans tout entiers.
J.-A. D. et S. R. - Quel a été le rôle de M. Tsipras dans la relance de ces négociations bilatérales ?
Z. Z. - Avec le premier ministre grec, nous avons essayé de mettre en place les conditions nécessaires à la reprise du dialogue. Il fallait commencer par bâtir une confiance mutuelle entre nos deux pays. Ensuite, nous avons montré, par des gestes concrets, que nos intentions étaient claires : parvenir à une solution pour mettre enfin un terme à notre différend et non plus, comme cela a trop souvent été le cas, trouver divers prétextes pour ne rien résoudre.
J.-A. D. et S. R. - Cet hiver, vous avez multiplié les rencontres avec votre homologue grec. Des discussions ont également eu lieu entre les deux ministres des Affaires étrangères. Quelles sont les prochaines étapes ?
Z. Z. - Ce conflit dure depuis maintenant 27 ans, très exactement depuis que nous avons proclamé notre indépendance le 8 septembre 1991. L'important n'est pas de déterminer un calendrier précis ou de savoir si un compromis sera trouvé ce printemps ou cet automne. L'important, c'est que les pourparlers avec Athènes aient repris. Nous avons rouvert la porte à la résolution finale de cette querelle, c'est là l'essentiel.
J.-A. D. et S. R. - Quels points de blocage faut-il surmonter pour parvenir à un accord satisfaisant tant pour Athènes que pour Skopje ?
Z. Z. - Je préfère ne pas parler de blocage. Dès lors que, de part et d'autre, il existe une volonté de parvenir à un règlement, on peut raisonnablement affirmer qu'une solution est envisageable. L'accord historique que la République de Macédoine a conclu au début du mois d'août 2017 avec la Bulgarie (10) l'a prouvé. Nous devons travailler avec la Grèce pour obtenir le même type de résultat.
J.-A. D. et S. R. - La Grèce voudrait trouver un nom qui apporterait une précision géographique à la désignation de la Macédoine, mais qui s'exprimerait sous la même forme dans toutes les langues. Qu'en dites-vous ?
Z. Z. - Je n'y suis pas hostile, et je …
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