Ce n'est pas lui faire injure que de dire qu'il y a encore deux ou trois ans Mario Centeno était, sur la scène internationale, un parfait anonyme. Avant qu'Antonio Costa, alors secrétaire général du Parti socialiste (PS) et leader de l'opposition, devenu entre-temps premier ministre du Portugal, vienne lui demander de contribuer à son programme économique, il était, y compris dans son propre pays, un « quasi-inconnu », selon l'expression du grand quotidien Público. Ses concitoyens savaient tout juste de lui qu'il s'était formé à Harvard, qu'il était spécialiste du marché du travail et qu'il avait occupé des postes de direction à la Banque du Portugal.
Responsable des Finances dans le shadow cabinet à la portugaise de Costa, il se fait remarquer par l'acuité de ses analyses. Son engagement aux côtés du candidat socialiste et son image positive dans les milieux d'affaires imposent le « quasi-inconnu » comme une évidence au moment où Antonio Costa forme son gouvernement.
Sur le plan idéologique, il n'est pas encarté au PS ni à aucun autre parti. Il refuse, d'ailleurs, de se définir comme un homme politique. Il récuse l'étiquette de « libéral » qu'on veut parfois lui coller et se dit « culturellement de gauche ». C'est bien le moins lorsqu'on tient les comptes d'un gouvernement PS soutenu à l'Assemblée de la République - le Parlement monocaméral - par le Parti communiste portugais (PCP) et le Bloc de gauche (BE, gauche radicale) !
Cet exécutif, appuyé par une gauche plurielle, était un sacré défi. Jamais, jusqu'à présent, l'aile gauche du Parlement ne s'était associée à un PS perçu, à quelques nuances près, comme « social-traître »... Seul un programme affirmé de refus de l'austérité a convaincu le PCP et le BE de mettre de côté leurs divergences pour rejeter dans l'opposition le premier ministre sortant, Pedro Passos Coelho (Parti social-démocrate, PSD, centre droit). Ce dernier était arrivé en tête, mais sans majorité, aux élections législatives de l'automne 2015.
La pression de ces encombrants alliés laissait espérer à la droite portugaise, qui avait du mal à digérer sa mise à l'écart, un échec rapide du gouvernement Costa. Elle se moquait même à gorge déployée de la « geringonça », le « machin » instable, ni fait ni à faire, qui tenait lieu de majorité parlementaire. À quelques milliers de kilomètres de là, la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le FMI - cette Troïka qui avait injecté 78 milliards d'euros dans le sauvetage financier du pays - observaient la scène en levant le sourcil.
Deux ans plus tard, personne n'aurait l'idée de faire la leçon à Lisbonne. Contrairement aux pronostics, l'augmentation du salaire minimum n'a pas empêché le chômage de baisser (7,8 % de la population active, contre 12,2 % à l'arrivée du PS aux affaires). La fin du gel des rémunérations des fonctionnaires n'a pas empêché, non plus, de réduire le déficit de 3 % à 1,2 %. Quant à la hausse des retraites et à la diminution de la TVA sur les produits de base, elles n'ont en rien enrayé la reprise de l'économie qui a enregistré en 2017 une croissance record de 2,7 % - la plus forte depuis 2000.
Certes, Centeno est arrivé au bon moment pour dépenser en cigale les grains durement amassés par les fourmis qui l'ont précédé. Bien sûr, la réussite portugaise repose en partie sur un boom immobilier et touristique qui ne sera pas éternel. Évidemment, une société où le salaire moyen s'établit à 925 euros ne nage pas dans l'abondance. Et sans aucun doute, l'équilibre des comptes est relatif dans un pays où la dette publique représente encore 126 % du PIB. Mais rien ne sert de nier le chemin parcouru. En mai 2017, l'ex « quasi-inconnu » était devenu, pour son homologue allemand, le très influent Wolfgang Schäuble, « le Ronaldo de l'Ecofin ».
Ce titre, Centeno ne rechigne pas à le mettre au service de ses ambitions. Alors qu'en novembre dernier l'Eurogroupe, le forum informel des ministres des Finances des États de la zone euro, se cherche un nouveau patron, le Portugais se lance dans la bataille et l'emporte au finish. Au soir de son élection, il aurait pu citer cette phrase de Sénèque dont il a fait sa devise : « La chance est ce qui arrive quand la préparation coïncide avec l'opportunité. » La bonne étoile de Centeno sourira-t-elle à l'Europe ?
M. de T.
Mathieu de Taillac - Les observateurs étrangers vous connaissent encore peu, car vous n'êtes entré en politique qu'à l'occasion des dernières élections générales portugaises en 2015. Propulsé à la tête du ministère des Finances, vous avez dû négocier un budget avec des partenaires turbulents, le Parti communiste (PCP) et le Bloc de gauche (BE, gauche radicale). Comment avez-vous vécu cette épreuve du feu aussi soudaine qu'inattendue ?
Mario Centeno - Je considère que je ne suis pas devenu un homme politique ; je suis simplement « en politique » en ce moment. J'ai été invité par le secrétaire général du Parti socialiste à coordonner le programme économique du PS pour les élections et j'ai accepté. J'ai travaillé dur avec un groupe d'économistes très compétents. Les résultats que nous constatons aujourd'hui - et qui sont très positifs - ne sont pas le fruit du hasard. Pendant des mois, nous avons planché avec Antonio Costa sur le détail des politiques que nous voulions mettre en oeuvre si nous étions élus. Il se trouve que les prévisions économiques pour 2018 correspondent au chiffre que nous avions annoncé dans notre programme électoral d'avril 2015 ! C'est peut-être une coïncidence, mais je crois que c'est surtout le résultat du travail d'évaluation et de gestion macro-économique réalisé avant les élections.
Ce travail préparatoire a été fondamental. Aujourd'hui, lorsque nous discutons au Parlement de la conduite de la politique économique, nous connaissons exactement l'impact de nos propositions. Dès le départ, il existait un large consensus sur les grandes lignes du programme. Tout n'était pas gravé dans le marbre, mais ce qui restait à discuter s'inscrivait dans un plan qui nous semblait cohérent et qui permettait à la fois de respecter les objectifs de déficit et d'améliorer les conditions de financement du Portugal. Nous avons pu avoir des différences d'appréciation sur le rythme des réformes ou sur tel ou tel point de méthode, mais personne n'a jamais mis en doute la finalité du projet d'ensemble. Nous avons connu des moments très difficiles, en particulier en 2016 lorsque la croissance a ralenti ; mais, au bout du compte, notre crédibilité en est sortie renforcée.
M. de T. - Comment vous définissez-vous sur le plan idéologique ? Beaucoup vous considèrent comme un libéral, notamment parce que vous avez étudié à Harvard. Acceptez-vous cette étiquette ?
M. C. - Je n'aime pas les étiquettes. Ce qui me définit le mieux, au fond, c'est ma trajectoire. Culturellement, je suis de gauche. Je ne sais pas exactement où situer le début de cet engagement. En tout cas, la dernière étape est ma participation à ce gouvernement. Contrairement à ce que certains prétendent, mon passage par Harvard ne m'a pas rendu libéral. Harvard a changé mon point de vue sur l'économie, en ce sens que j'ai beaucoup plus réfléchi à l'impact de la politique sur la vie des gens.
M. de T. - Le gouvernement portugais s'appuie sur une majorité de gauche très plurielle telle qu'il n'en existe nulle part ailleurs en Europe. Et …
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