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Afrique subsaharienne : l'autre djihad

À l'heure où l'État islamique ne cesse de perdre du terrain en Irak et en Syrie, de nombreux observateurs craignent un reflux de combattants vers l'Afrique subsaharienne. Une telle perspective n'est pas nouvelle. Suite à l'effondrement du régime afghan des talibans en 2001, l'hypothèse d'un transfert des djihadistes du Moyen-Orient vers la Somalie et les pays du Sahel inquiétait déjà les Américains. Les stratèges du Pentagone ont ajusté leurs efforts en conséquence : au cours des dix dernières années, l'assistance militaire et policière des États-Unis aux pays sahéliens a littéralement explosé, pendant que celle à destination de l'Afghanistan déclinait (1).

Après des affrontements au cours desquels ils ont perdu quatre soldats à la frontière du Mali en octobre 2017, les Américains ont par exemple armé en avril 2018 la base de drones qu'ils avaient installée à Agadez, dans le nord du Niger. Celle-ci accueille désormais près de mille hommes et est appelée à prendre de l'importance car elle sert tout à la fois à surveiller la bande sahélo-saharienne, à soutenir les opérations des forces spéciales en Libye, à former les armées de la région et à sécuriser le gouvernement du président Mahamadou Issoufou à Niamey. L'Union européenne voudrait aussi l'utiliser comme une base logistique, entre autres pour réguler les flux migratoires en direction de la Méditerranée.

Concernant la menace terroriste, l'attention se focalise en l'occurrence sur les trois principaux foyers de rébellion djihadiste au sud du Sahara : les chebab dans la Corne de l'Afrique ; Boko Haram autour du lac Tchad ; et la mouvance d'Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) qui rayonne à partir du Nord-Mali. Il est cependant difficile d'apprécier la situation dans ces régions reculées en proie aux rumeurs. Les décideurs ont toutes les peines du monde à recouper des informations fiables et évoluent souvent dans le brouillard de la guerre. Le constat vaut aussi pour les journalistes et les chercheurs qui tendent à se focaliser sur les groupes extrémistes d'Europe ou du Moyen-Orient (2).

L'usage du néologisme « djihadiste » pour qualifier des nébuleuses comme AQMI, Boko Haram ou les chebab est également source de confusion. En effet, les « terroristes » coexistent avec des « djihadistes officiels ». Ces derniers sont les héritiers des grands djihads sahéliens et soufis du XIXe siècle. Intégrés à l'ordre colonial puis à l'establishment des États postindépendance de l'Afrique musulmane et sunnite, ils coopèrent avec les pays occidentaux et sont critiqués par des imams salafistes qui, pour une petite minorité d'entre eux, cautionnent le principe de rébellions armées menées au nom du Coran. Le mot « djihad » est lui-même polysémique puisque, selon son interprétation pacifique ou belliqueuse, il peut faire référence à un effort spirituel intérieur aussi bien qu'à une guerre sainte, voire à une « guerre juste » et « défensive » contre l'agression de mécréants (3).

Dans ce dernier cas, il s'agit bien d'une lutte militaire menée par un État musulman, définition qui avait tout son sens avant la suppression du califat ottoman par la Turquie kémaliste …