Les Grands de ce monde s'expriment dans

Le triangle Pékin-Moscou-Washington

Grégory Rayko - Pourquoi parlez-vous d'« affolement du monde » dans votre dernier ouvrage ?

Thomas Gomart - Au cours de mes voyages, ces deux dernières années, j'ai constaté une impression partagée de perte de contrôle et d'emballement du système international - un emballement dont l'élection surprise de Donald Trump est l'un des symptômes. Plus profondément, je m'interroge, depuis plusieurs années, sur un retour des grandes peurs, comme cela a pu être observé à différentes périodes historiques. À titre d'exemple, dans son discours à l'Arc de Triomphe le 11 novembre dernier, Emmanuel Macron déclarait : « Additionnons nos espoirs au lieu d'opposer nos peurs. » Je crains que ces dernières ne prédominent aujourd'hui en Europe.

Ce phénomène s'explique par une série de raisons. Tout d'abord, la fin du mythe de la convergence, c'est-à-dire de cette idée selon laquelle la Chine et la Russie (qui a rejoint l'OMC en 2012) joueraient le jeu de la mondialisation en suivant les règles occidentales. En réalité, ces deux pays n'entendent nullement s'y soumettre mais, au contraire - et même s'ils se trouvent dans des situations fort dissemblables - imposer leurs propres règles. Ensuite, l'affolement actuel s'observe en particulier au sein des élites européennes, encore stupéfaites par le Brexit et l'élection de Donald Trump. Elles commencent à comprendre que les règles du jeu sont en train de changer rapidement en leur défaveur. Le terme « populisme » traduit, différemment aux États-Unis et en Europe, la fracture entre les gagnants et les perdants de la mondialisation. On assiste à un retour au premier plan de la question sociale qui résulte de l'accroissement des inégalités. Parallèlement, le terrorisme militarisé a mis fin à l'insularité stratégique de l'Europe. La crise migratoire illustre la difficulté, pour l'UE, de maîtriser ses frontières et de développer une approche coordonnée. Les dégradations de l'environnement font désormais directement ressentir leurs effets aux États-Unis comme en Europe. Et le discours sur l'innovation technologique suscite espoir chez les personnes formées et inquiétude chez celles qui ne maîtrisent pas les nouveaux outils mais comprennent les menaces que ceux-ci font peser sur l'emploi salarié. L'immédiateté empêche presque totalement de faire preuve d'intentionnalité politique, inscrite dans la durée, ce qui entretient l'affolement.

G. R. - Vous insistez beaucoup sur le triangle États-Unis/Chine/Russie en évoquant une consolidation stratégique. Qu'est-ce que ce concept recouvre exactement ?

T. G. - Je pense que, en Europe, on sous-estime le jeu actuellement à l'oeuvre entre ces trois acteurs en raison de l'importance que l'UE accorde à chacun d'entre eux séparément et de l'image qu'elle a d'elle-même. Ces trois membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies disposent d'un pouvoir de structuration des équilibres stratégiques qui est désormais supérieur à celui de l'UE, laquelle ne cesse de répéter qu'elle est encore le plus grand marché du monde. La crise actuelle du multilatéralisme s'explique avant tout par leur comportement ; ils forment un triangle dont les déformations affectent directement la stabilité internationale.

G. R. - Depuis l'éclatement du conflit ukrainien en 2014, l'Occident a …