Huit ans après les « printemps arabes », l'Algérie vient à son tour de connaître une vague révolutionnaire qui a emporté le régime d'Abdelaziz Bouteflika. Le président, cramponné au pouvoir depuis près de vingt ans et qui briguait un cinquième mandat consécutif, a été contraint de démissionner sous la pression d'un mouvement contestataire d'une ampleur inédite. Au-delà de la chute du patriarche, la foule, gagnée par le « dégagisme », réclame le départ de toute une caste d'hommes politiques et de militaires qu'elle juge corrompue, illégitime et inapte à diriger le pays. Benjamin Stora, l'un des meilleurs connaisseurs de l'Algérie d'hier et d'aujourd'hui, livre ici son interprétation de cette séquence historique qui n'en est qu'à ses débuts.
C. B.
Chahine Benabadji - Quel regard portez-vous sur les grandes manifestations hebdomadaires qui se produisent partout dans le pays depuis le 22 février dernier (1) ?
Benjamin Stora - Nous assistons à l'une des phases les plus marquantes de l'histoire de l'Algérie indépendante. Et cela, pour plusieurs raisons. La première, celle qui a frappé tous les esprits, tient au niveau sans précédent de la mobilisation. Jamais depuis l'indépendance nous n'avions vu autant de citoyens algériens dans les rues, que ce soit lors du Printemps berbère en 1980 (2), du soulèvement d'octobre 1988 (3) ou des grandes marches démocratiques au début des années 1990 (4). Par ailleurs, ces manifestations se produisent sur l'ensemble du territoire algérien, aucune région n'est épargnée. Ce sont tous les Algériens qui descendent dans la rue : plusieurs centaines de milliers dans les grandes villes du pays et probablement un million à Alger. La vague a même touché des petites villes tranquilles de province, aux portes du désert, où il ne se passe d'ordinaire pas grand-chose. Cette profondeur renvoie aux tournées de Messali Hadj de 1952 (5), quand des masses considérables d'Algériens se pressaient aux meetings du pionnier de l'indépendance. Enfin, là où cette révolution est historique, c'est qu'elle a entraîné le départ du président en exercice. Ça ne s'était jamais vu. Lors des précédents soulèvements, le pouvoir avait chancelé, mais jamais chuté.
C. B. - Pourtant, aucun président algérien n'est allé jusqu'au bout de son dernier mandat...
B. S. - Certes, mais jusqu'ici, chaque fois, les présidents avaient quitté le pouvoir à la faveur de coups d'État ou de manoeuvres politiques. En 1965, Houari Boumediene écarte Ahmed Ben Bella à la suite d'un putsch militaire. En 1992, Chadli Bendjedid, en concertation avec les généraux, décide de dissoudre l'Assemblée et remet sa démission pour arrêter le processus électoral qui promettait un raz-de-marée en faveur du FIS (Front islamique du Salut). En 1999, Liamine Zeroual part également de lui-même. Cette fois, en 2019, c'est le peuple qui réclamait en premier lieu le départ de Bouteflika... et qui l'a obtenu.
C. B. - Qu'est-ce qui vous a le plus surpris dans la chute de Bouteflika ?
B. S. - La rapidité avec laquelle s'est opérée la désintégration du « système Bouteflika ». Le lâchage du clan par tous les appareils lourds du régime s'est produit très vite. L'ONM (Organisation nationale des moudjahidine) (6), qui avait toujours été un pilier du pouvoir, s'en est désolidarisée dès le lendemain des premières marches populaires. Peu après, ce fut au tour de l'association des anciens du MALG (ministère de l'Armement et des liaisons générales, l'ancêtre de l'actuelle Sécurité militaire algérienne) ; puis des deux grands partis au pouvoir, à savoir le FLN et le RND ; de l'UGTA (Union générale des travailleurs algériens, syndicat historique et seul organisme syndical reconnu par le pouvoir) ; des grands acteurs économiques, avec à leur tête Ali Haddad (le patron des patrons algériens) ; et puis, enfin, de l'armée, contrôlée par le général Ahmed Gaïd Salah (chef d'état-major …
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