Les Grands de ce monde s'expriment dans

Poutine et les siens

Le bureau moscovite du « Carnegie Endowment for International Peace » - organisation non gouvernementale américaine plus connue sous le nom de « Fondation Carnegie » ou « Centre Carnegie » - est l'un des principaux think tanks de Russie. Ouvert en 1994, il emploie à plein temps une dizaine d'experts de la vie politique russe, publie de nombreuses notes d'analyse en russe et en anglais, et organise régulièrement des conférences et des tables rondes (1). Andreï Kolesnikov, 53 ans, juriste de formation, auteur de plusieurs livres qui font référence sur la vie politique et économique russe depuis le début des années 1990, est l'un des meilleurs experts de la politique intérieure et des institutions du pays. Sa position au Centre Carnegie - institution surveillée par les autorités mais autorisée à émettre des analyses relativement critiques à l'égard du pouvoir - lui offre une liberté de parole précieuse. Pour Politique Internationale, il analyse ici les ressorts du régime mis en place par Vladimir Poutine et des divers groupes d'influence qui gravitent autour du chef de l'État.

N. R.

Natalia Rutkevich - Comment le régime poutinien fonctionne-t-il ? Le président contrôle-t-il personnellement tous les principaux processus politiques et économiques, ou existe-t-il une sorte de système de « checks and balances » ?

Andreï Kolesnikov - Sur le papier, l'équilibre des pouvoirs est assuré par la Constitution. La Russie possède officiellement des institutions démocratiques classiques qui n'ont rien à envier aux institutions des pays occidentaux... à ceci près qu'elles ne fonctionnent absolument pas ! La désinstitutionnalisation est d'ailleurs l'une des principales caractéristiques du régime poutinien. Le Parlement n'est qu'une coquille vide ; quant au gouvernement, il a été réduit au rang d'organe purement technique chargé de mettre en oeuvre des décisions qui sont prises en dehors de son cadre.

N. R. - Quand et où ces décisions majeures sont-elles adoptées ?

A. K. - Lors de réunions qui se tiennent directement dans le bureau de Poutine. C'est là que sont discutées et décidées les principales mesures tant politiques qu'économiques. Il existe cependant un ersatz de système de « checks and balances » au sein de l'élite puisque les différents groupes qui la composent s'opposent en permanence les uns aux autres : ce tiraillement constant permet d'aboutir à une forme d'équilibre. Un tel système n'a évidemment rien de démocratique ; les destinées du pays sont régulées de façon tout à fait opaque par Vladimir Poutine et son entourage.

N. R. - Parlons justement de cet entourage. Les observateurs estiment généralement qu'il existe deux grands pôles d'influence au Kremlin : d'un côté, les « siloviki », à savoir les représentants des structures de force, hostiles à l'Occident, conservateurs en matière sociétale et étatistes en matière économique ; de l'autre, les « libéraux », plus prompts à tendre la main aux Américains et aux Européens, plus modernes et plus attachés à l'économie de marché. Partagez-vous cette vision des choses ?

A. K. - Cette perception d'une élite russe divisée plus ou moins équitablement entre libéraux et siloviki a longtemps été valable ; elle était particulièrement justifiée à l'époque de la présidence de Dmitri Medvedev (2008-2012), quand Vladimir Poutine occupait le poste de premier ministre. Mais, de nos jours, la cause est entendue : le camp des siloviki l'a clairement emporté sur celui des libéraux. En 2017, celui qui est sans doute le représentant le plus emblématique du bloc libéral au sein de l'élite, Alexeï Koudrine - ancien ministre des Finances et directeur d'un think tank dénommé « Centre de recherches stratégiques » -, a présenté un ensemble de mesures pour la période 2018-2024. Ce projet, qui prônait une forte désétatisation de l'économie, une stimulation de l'initiative privée et un dégraissage significatif de l'appareil du gouvernement a été examiné mais jamais mis en oeuvre. Ce fut un échec retentissant pour les libéraux, qui marqua leur défaite. On ne peut plus dire, aujourd'hui, qu'ils pèsent sur les décisions prises par l'establishment politique russe. En réalité, il n'y a même plus lieu de parler d'un véritable « camp libéral ». Koudrine lui-même est désormais partie intégrante …