Au printemps 2018, alors qu'il exerçait depuis près de deux ans les fonctions de ministre des Finances de l'Ukraine, Oleksandr Danyliouk s'était mis à arborer une montre à l'effigie du « Ministry of Silly Walks » (ministère des marches stupides) inventé par les Monty Python. Dans ce sketch créé dans les années 1970, le célèbre groupe humoristique britannique dépeint une institution d'État dont la seule raison d'être consiste à définir la manière de marcher la plus ubuesque et la moins cohérente possible. La plaisanterie reflétait, aux yeux d'Oleksandr Danyliouk, toute la complexité de sa tâche : il s'agissait pour lui de se mouvoir d'une manière particulièrement habile afin d'éviter les bâtons que lui mettaient dans les roues ses collègues du gouvernement et le président Petro Porochenko lui-même. Isolé, le ministre se démenait pour conduire des négociations cruciales avec le FMI et sécuriser les nouvelles tranches d'assistance macro-financière dont son pays avait cruellement besoin (1). Début juin 2018, il finit par être démis de ses fonctions par le Parlement après avoir réclamé la création d'une Haute Cour anticorruption. Fin brutale de ses « marches stupides »...
Ce contrecoup n'est pas le premier dans la déjà longue carrière d'Oleksandr Danyliouk et ne signifie en aucun cas la fin de son aventure politique. Né en 1975 dans une famille de scientifiques, épris de mathématiques, de physique et d'ingénierie, l'homme sait prendre de la distance par rapport aux émotions du quotidien et se créer de nouvelles perspectives. Il s'est constitué un capital appréciable pendant ses années de travail dans le secteur privé comme consultant, gestionnaire de fortune et président d'un fonds d'investissement international. Lui et sa famille vivent à cheval entre Kiev et Londres depuis le début des années 2000. De quoi s'assurer une retraite confortable en cas d'incident de parcours.
Et des incidents de parcours, il en a connu depuis qu'il s'est investi dans la vie publique de son pays. En 2005, sous le président pro-occidental Viktor Iouchtchenko, il est nommé conseiller économique du Premier ministre Iouri Iekhanourov. Il s'attaque à la réforme du secteur de l'énergie, mais n'obtient que de maigres résultats, les blocages politiques étant trop importants. Entre 2010 et 2014, il prend la tête du Centre de coordination des réformes économiques, une institution chapeautée par la présidence de l'autoritaire, corrompu et prorusse Viktor Ianoukovitch. Son travail est, sans grande surprise, ignoré par le chef de l'État. En février 2014, Ianoukovitch fuit l'Ukraine à la suite de la « Révolution de la dignité ». Oleksandr Danyliouk rejoint l'administration de Petro Porochenko, président labélisé pro-occidental d'un pays en état de guerre non déclarée contre la Russie. En 2016, M. Porochenko le nomme ministre des Finances, estimant que sa maîtrise des dossiers et les réseaux internationaux dont il dispose font de lui le candidat idéal pour occuper ce poste très exposé, au moment où Kiev doit répondre aux lourdes exigences du FMI.
Oleksandr Danyliouk croit alors pouvoir enfin mettre en oeuvre les réformes structurelles nécessaires à la modernisation de son pays. Il déchante rapidement. En 2016, les groupes d'intérêt oligarchiques se sont déjà remis du choc de la révolution de 2014, les querelles politiciennes battent leur plein et les manoeuvres illicites visant à s'emparer des ressources de l'État s'étalent presque au grand jour. Le ministre des Finances doit ronger son frein et se concentre principalement sur le respect des critères du FMI. Engagé dans un conflit croissant avec le président Porochenko, il jouit d'un statut d'intouchable pendant de longs mois, du fait du soutien qu'affichent à son endroit les partenaires internationaux de l'Ukraine. Jusqu'à ce jour de juin 2018 où il atteint le point de non-retour, exige - on l'a dit - la création d'une nouvelle instance visant à lutter contre la corruption et perd son poste.
C'est sans grande surprise que, peu après, au moment de la campagne présidentielle de 2019, il apparaît dans l'entourage de l'inclassable comédien Volodymyr Zelenskiy. Il devient l'un de ses conseillers les plus proches, se reconnaissant pleinement dans l'ambition du candidat : renouveler la classe politique de manière radicale afin de réformer l'État en profondeur. Une fois la victoire de Volodymyr Zelenskiy consacrée par 73 % des voix au second tour face à Petro Porochenko, le 21 avril 2019, Oleksandr Danyliouk obtient le poste stratégique de secrétaire du Conseil national de sécurité et de défense - une institution non élue qui coordonne les efforts de l'État en termes de sécurité nationale.
Détendu, assis à une terrasse de Kiev sans le moindre garde du corps, Oleksandr Danyliouk revient sur son parcours et livre sa vision de l'Ukraine d'aujourd'hui et de demain. Il ne porte plus au poignet la montre du « ministère des marches stupides »...
S. G.
Sébastien Gobert - Vous êtes un acteur de la vie publique ukrainienne depuis déjà de longues années. Vous avez servi sous Viktor Iouchtchenko, Viktor Ianoukovitch, Petro Porochenko... et vous voilà à présent aux côtés de Volodymyr Zelenskiy. Qu'est-ce qui a motivé votre engagement auprès de tous ces présidents successifs ?
Oleksandr Danyliouk - J'ai une position de principe : quelles que soient les circonstances, que ce soit le moment idéal pour agir ou non, il faut saisir toutes les occasions. J'avoue que quand j'ai accepté de travailler au sein du régime corrompu de Viktor Ianoukovitch, entre 2010 et 2014, je savais qu'il ne me serait pas possible d'accomplir grand-chose. Il y avait trop d'obstacles aux changements. Mais j'ai tout de même pris la tête du Centre de coordination pour l'application des réformes car il s'agissait d'un moyen de préparer les changements indispensables qui allaient nécessairement, un jour ou l'autre, finir par être mis en oeuvre. Le jeu en valait-il la chandelle ? Je pense que oui. Pour le pays, et pour moi aussi... même si je n'ai pas de bilan concret à présenter et que l'on me reproche régulièrement d'avoir coopéré avec Ianoukovitch.
S. G. - Quelles sont les réformes que vous avez préparées à l'époque ?
O. D. - Je me suis impliqué dans la quasi-totalité des grands projets qui sont en cours d'application aujourd'hui. Nous avons élaboré les réformes de la santé, de la sécurité sociale, de l'éducation, de l'énergie, des services de sécurité, de la police et des forces de l'ordre en général. À cette époque, mon équipe et moi-même nous sommes rendus dans plusieurs pays pour nous inspirer de leurs expériences respectives. Nous avons, en particulier, séjourné en Géorgie afin d'étudier la réforme de la police qui y était à l'oeuvre. C'est précisément pour cette raison que, à partir de 2014, plusieurs acteurs des changements géorgiens sont venus travailler au sein du gouvernement ukrainien. Je parle d'Eka Zguladze, de Khatia Dekanoidze et, bien sûr, de Kakha Bendukidze, le cerveau de l'équipe de Mikheïl Saakachvili (2). Il était devenu l'un de mes amis très proches. Malheureusement, il est décédé fin 2014. Bref, avec mon équipe nous avions touché à tous les sujets majeurs.
Conséquence : sans me vanter, quand j'ai rejoint l'administration en 2014, en tant que représentant du président auprès du gouvernement puis de chef adjoint de l'administration présidentielle de Petro Porochenko, mes capacités dépassaient de loin mon statut officiel. Et quand j'ai été nommé ministre des Finances en 2016, je savais parfaitement ce qu'il fallait faire, quelles étaient les étapes à suivre pour lancer la décentralisation, la dérégulation de l'économie, la privatisation, etc. J'ai amené au ministère des Finances mon équipe de réformateurs avec qui j'avais travaillé au Centre de coordination sous Ianoukovitch. Certains avaient été nommés dans d'autres institutions, ce qui m'a fourni des relais au-delà du ministère des Finances. Nous avons travaillé dur pour faire adopter des réformes, mais aussi pour empêcher le reste du gouvernement de bloquer certains processus qui allaient dans …
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