Inconnu du public il y a encore quelques mois, Ekrem Imamoglu est devenu l'étoile montante de la scène politique turque grâce à sa brillante élection à la mairie d'Istanbul (1), la ville la plus riche et la plus peuplée du pays, vitrine du pouvoir islamoconservateur depuis un quart de siècle.
Membre du Parti républicain du peuple (CHP, principale formation d'opposition), cet homme calme et réservé incarne la relève du vieux parti kémaliste. Sa soudaine popularité consacre l'émergence d'une nouvelle génération de responsables politiques en Turquie (2). Surtout, elle met en péril l'assise électorale du Parti de la justice et du développement (AKP, islamoconservateur), fondé et dirigé par le président Recep Tayyip Erdogan dont l'hégémonie apparaît désormais menacée.
À 49 ans, cet ancien maire de l'arrondissement de Beylikduzu, un quartier périphérique d'Istanbul, au discours rassembleur et à la silhouette juvénile, a su capter l'espoir d'une large partie des Stambouliotes déprimés par le discours agressif de leurs dirigeants, par la perte de leur pouvoir d'achat et par le climat de peur qui s'est emparé de la société.
Ekrem Imamoglu l'affirme, « la population a soif de justice et de transparence ». S'il parvient à contenter les électeurs pendant son mandat à Istanbul, il deviendra ipso facto présidentiable, comme Erdogan avant lui, et pourra prétendre à la magistrature suprême en juin 2023. Il a, en effet, ravi au chef de l'État sa ville natale, la métropole dont il fut le maire de 1994 à 1998, le premier marchepied de sa carrière politique.
Modeste, l'édile se garde, pour sa part, d'afficher la moindre ambition présidentielle. « Pour le moment, je suis concentré sur mon mandat de maire », explique-t-il à Politique Internationale depuis son bureau de la « Grande municipalité » où trône l'incontournable portrait d'Atatürk, le fondateur de la République. Entre lui et Erdogan, le combat se déroule à fleurets mouchetés. Pendant toute sa campagne électorale - qui a duré près de six mois à cause de l'annulation du scrutin du 31 mars décidée par l'AKP pour « fraude » -, le candidat d'opposition a évité de prononcer le nom du président afin de ne pas se perdre en vaines polémiques, ce qui ne l'empêche pas d'avoir parfois la dent dure à son égard.
Reçu en septembre 2019 avec 26 autres maires au palais présidentiel à Ankara, où le numéro un les avait conviés, Ekrem Imamoglu s'est vu offrir une chaise défectueuse qui, à peine fut-il assis, s'est cassée sous son poids, l'envoyant au tapis. « Vous venez de dégrader un bien de l'État, vous allez devoir rembourser », a sarcastiquement lancé M. Erdogan, suscitant les rires de l'assemblée. Le président faisait ainsi référence à la croisade anti-corruption lancée par le nouveau maire d'Istanbul, lequel pourtant a eu le dernier (bon) mot : « Ma chaise était cassée, mais son fauteuil est chancelant », a-t-il commenté avec humour en sortant de la réunion.
S'attaquer au « gaspillage des fonds » qu'il impute à ses prédécesseurs de l'AKP (3) représente son premier défi. La transparence n'était pas leur fort, pour employer un euphémisme. À présent, les choses vont changer, promet-il, s'engageant à porter à la connaissance du public l'état des finances de la mairie. Et pour bien marquer sa différence, il a publié l'état de son patrimoine dès le lendemain de son élection.
M. Imamoglu n'a eu de cesse de dénoncer le train de vie dispendieux de ses prédécesseurs à la mairie et de fustiger leurs dépenses excessives et leur propension au népotisme. Il est même allé jusqu'à exposer sur un parking municipal les 1 810 voitures de fonction que l'équipe précédente avait généreusement mises à la disposition de ses employés et de leurs proches. Il a également supprimé les subsides accordés jusqu'ici aux fondations religieuses dirigées par des proches du président Erdogan, grassement dotées du temps où l'AKP contrôlait la municipalité.
Sur le plan financier, la tâche du nouveau maire s'annonce ardue. L'ancienne capitale ottomane a beau être une ville riche, nantie d'un budget de 60 milliards de livres turques (9,5 milliards d'euros), sa dette a considérablement augmenté ces dernières années, jusqu'à atteindre aujourd'hui 22 milliards de livres turques, soit environ 4 milliards d'euros. « Je le savais avant d'être élu. La situation est difficile, non seulement pour Istanbul mais pour toute la Turquie, j'en suis conscient. Il faudra certainement restructurer la dette, faire des économies », avait-il soupiré au moment de sa prise de fonctions.
Hormis l'équilibre des finances, il lui faudra également préserver le fragile équilibre qui lie ensemble les partis de l'opposition devenus ses meilleurs soutiens dans la bataille pour la mairie d'Istanbul. Cet attelage hétéroclite, qui va de la droite nationaliste turque du Bon Parti à la gauche prokurde du HDP, résistera-t-il d'ici à 2023 ? Le moment est historique. Présidentiable ou pas, Ekrem Imamoglu a d'ores et déjà convaincu une bonne partie des électeurs que l'autoritarisme n'est pas une fatalité.
M. J.
Marie Jégo - Monsieur Imamoglu, vous dénoncez avec virulence la corruption, le gaspillage et le népotisme de vos prédécesseurs à la mairie d'Istanbul. Ces fléaux existent-ils à l'échelle de tout le pays ?
Ekrem Imamoglu - Malheureusement, oui. Il existe actuellement en Turquie un vrai problème de transparence et de mauvaise gouvernance. Pendant toute la campagne municipale, je n'ai cessé de pointer ces problèmes du doigt. Je sais à quel point ils préoccupent la population. Le gaspillage et le népotisme affectent la vie quotidienne de tous les citoyens. Dans un État de droit, la famille et les amis du personnel politique n'ont rien à faire au sein des institutions ! La loi est très précise à ce sujet, des lignes rouges ont été fixées... et pourtant, cette pratique perdure. Aucun responsable politique ne devrait se permettre ce type d'abus. Pour être crédible auprès de la population, il faut un minimum d'éthique. Pour ma part, je crois en l'exemplarité. En tant qu'élus, nous devons nous montrer exemplaires. Mon premier objectif en tant que nouveau maire d'Istanbul est de rétablir la justice et de redonner de la transparence au fonctionnement des institutions de la ville. La demande de justice et de transparence est gigantesque. Voilà pourquoi l'opposition a bâti sa campagne pour les municipales autour de ces thèmes-là.
M. J. - Peu après votre élection, vous avez décidé de couper les aides que vos prédécesseurs accordaient aux fondations religieuses proches du pouvoir (4). Estimez-vous que cet argent a été gaspillé?
E. I. - Bien sûr ! Je l'ai constaté de façon très précise et je dispose d'ailleurs de toutes les preuves de ce que j'avance. Ces fonds, qui auraient dû être consacrés à l'amélioration du bien-être des 16 millions de Stambouliotes, ont été indûment versés à quelques fondations dans le cadre de procédures opaques : pas d'appels d'offres, aucun mécanisme de contrôle quant à leur utilisation... De toute façon, selon moi, il n'est absolument pas normal que des fondations religieuses aient pu recevoir des aides financières de la part de la municipalité. Cette façon de faire n'est pas défendable. Si ces fondations veulent réaliser quelque chose de positif pour Istanbul ou pour la Turquie, elles n'ont qu'à le faire sur leurs propres deniers, pas sur le budget de la municipalité !
M. J. - La Turquie, musulmane à 98 %, a-t-elle besoin d'une « génération pieuse », comme le souhaite le président Erdogan ? Quelle place faut-il accorder à la religion ?
E. I. - De mon point de vue, la foi peut avoir des effets bénéfiques en tant que philosophie qui permet à l'individu de s'élever. Mais cela relève du domaine strictement privé et ne regarde aucunement l'État. Créer une génération pieuse n'est pas son affaire ! Sa mission est de favoriser l'accès de ses citoyens aux progrès technologiques et scientifiques, d'améliorer leur bien-être et leur niveau de vie. La religion, j'insiste, doit rester strictement cantonnée à la sphère privée. Elle est l'affaire intime de chacun, une forme de contrat entre …
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