Politique Internationale — Pourquoi le secteur de l’assurance vous paraît-il particulièrement intéressant aujourd’hui ?
Alexis Collomb — Je ne suis pas un expert, mais le secteur est très intéressant en raison du travail de transformation numérique dans lequel il s’est engagé et qui est loin d’être achevé. Il compte de nombreux intermédiaires et certaines procédures peuvent encore être davantage dématérialisées. Pour l’économie en général, et pour l’assurance en particulier, cette transformation numérique est synonyme de meilleure information du consommateur qui peut ainsi avoir accès aux offres les plus attractives. Prenons un exemple simple : lorsqu’un assuré tente de négocier les prix, il parvient très souvent à faire baisser la facture. En cherchant un peu, il est parfois possible de réduire une prime d’assurance de 20 à 25 %. Tant mieux, mais cela suggère qu’au fond la transparence sur les prix et les primes reste toute relative. Ce manque de transparence, cette surprenante marge de négociation sur certains contrats s’expliquent à mon sens par la multiplicité des réseaux de distribution et par le trop grand nombre d’intermédiaires.
P. I. — Le prix n’est pas tout, la qualité des services est également primordiale. Quel progrès concret le grand public peut-il espérer dans ce domaine ?
A. C. — C’est vrai, le prix n’est pas tout, et j’ai tendance à me méfier des prix trop bas qui peuvent être le signe d’une qualité de service défaillante par la suite. Précisément, je crois à la technologie pour améliorer et contrôler la qualité de service. Prenez les règlements des sinistres par exemple. Ils nécessitent le plus souvent de longues vérifications et des expertises laborieuses. Mais la technologie peut faire progresser les processus de remboursement, les « fluidifier » tant pour l’usager que pour l’assureur. C’est tout le pari d’insurtechs comme lemonade (1) outre-Atlantique — un écosystème est également en train de se développer chez nous.
La protection du consommateur, elle aussi, est perfectible. Le diable se cache en effet dans les détails, qu’il s’agisse des petites lignes que l’assuré aura rarement lues ou des contingences d’un produit structuré vendu à des particuliers. Les ménages ont encore trop peu conscience de ce à quoi ils s’engagent lorsqu’ils signent un contrat, et c’est normal — parfois on est « assommé » de documents qu’on n’a pas la patience de lire en entier. La problématique de la juste information des clients est un défi aussi important pour l’assurance que pour la finance. Il y a toujours des progrès à faire même si, depuis la dernière crise financière, la protection des consommateurs est mieux prise en compte. Je suis de ceux qui pensent qu’il ne faut pas non plus surprotéger le consommateur au risque de le déresponsabiliser. À cet égard, les éducateurs et les formateurs ont un rôle à jouer. Je me souviens d’avoir été frappé par la lecture d’un rapport sur la culture financière des Français datant de 2011, selon lequel « seule une personne sur deux sait que 100 euros placés à 2 % par an conduisent à un capital de 102 euros au bout d’un an » (2). Là, je me dis qu’on ne peut pas développer le sens de la responsabilité individuelle sans développer la formation. et que l’enjeu de formation est immense...
P. I. — Quel est le défi des prochaines années pour la finance ?
A. C. — Il y a déjà un défi de modernisation des infrastructures et des institutions financières. La part croissante de la technologie va entraîner des évolutions importantes, voire radicales. Les lignes sont en train de se brouiller... Autrefois, vous aviez les banques et les assureurs. Puis est apparue la bancassurance. Mais aujourd’hui vous avez toute une série d’acteurs : les institutions financières établies, dont les reins sont a priori solides mais peu agiles ; les fintechs et les insurtechs, beaucoup plus flexibles mais qui doivent établir leur base de clients ; les GAFA qui ont des moyens considérables et guettent l’occasion de lancer de nouveaux services de paiement ou d’assurance, etc. On peut espérer, dans les meilleurs scénarios, que ce foisonnement va aiguiser la compétition et faire baisser les coûts de ces services pour les citoyens que nous sommes, et non favoriser l’émergence de nouveaux oligopoles.
P. I. — Quelle innovation vous paraît-elle pouvoir faire bouger les lignes ?
A. C. — Je pense à la blockchain, qu’on peut définir comme une base de données distribuée sur un réseau pair-à-pair, dont le fonctionnement est sécurisé par de la cryptographie. Cette technologie trouve des applications concrètes en matière d’assurance. Aujourd’hui, quand quelqu’un a un accident de la circulation à cause d’une voirie en mauvais état, il a parfois du mal à démontrer sa bonne foi, notamment si le trou dans la chaussée a été rebouché peu après les faits. Quand l’accidenté se présente au tribunal, il peut bien sûr présenter des photos de la route endommagée ; mais encore faudra-t-il établir que ces photos ont été prises à la bonne date. Dans ce cas très simple, une blockchain peut permettre de prouver, en minimisant le risque de contestation possible, qu’à la date de l’accident le trou existait. Différents services de génération et de gestion de « preuves » horodatées ont vu le jour (3) qui stockent sur une blockchain une empreinte numérique, laquelle sera utilisée pour attester l’authenticité d’un document ou d’une photo. Certes, les assureurs ont mis en place une application de e-constat pour l’automobile (4), mais l’horodatage de données numériques correspondant à d’autres situations de sinistres pourrait être davantage exploité.
P. I. — Les métiers de l’assurance ont-ils beaucoup évolué ? Et vont-ils encore évoluer ?
A. C. — Les métiers de l’assurance sont déjà bien plus variés qu’on ne l’imagine. À la sortie de l’ENASS (5), l’École nationale d’assurance qui dépend du CNAM, les jeunes diplômés trouvent quasiment tous des emplois à des postes commerciaux, juridiques, de gestionnaires ou d’actuaires. L’assurance est un secteur porteur en termes d’emplois mais, comme les « métiers du chiffre » (finance, comptabilité, contrôle de gestion), ces professions devront relever de vrais défis de modernisation dans les dix ans qui viennent face à l’automatisation de certaines tâches.
P. I. — Quel impact global la technologie aura-t-elle sur le secteur ?
A. C. — Le secteur financier au sens large a commencé à être impacté par la mutation des métiers et l’automatisation des procédures : des agences bancaires disparaissent, des back offices entiers sont réduits. comme je le disais, dans le secteur de l’assurance, je ne vois pas le niveau d’intermédiation actuel (courtiers, agents généraux, etc.) perdurer dans les prochaines années ; mais j’ai peut-être tort...
P. I. — Doit-on s’attendre à une consolidation, à des rapprochements entre les groupes existants ?
A. C. — Effectivement, les rapprochements entre acteurs de l’assurance sont dans la logique des choses. L’évolution de la réglementation, avec la mise en place de solvabilité 2, a poussé dans ce sens. Les exigences réglementaires qui ont été mises en place pèsent sur les petits acteurs. Ceux qui sont étouffés par les nouvelles normes doivent se regrouper ou se tourner vers d’autres acteurs plus importants ; c’est une évolution inéluctable.
P. I. — Les réseaux de distribution sont-ils en première ligne dans les mutations à venir ?
A. C. — Les réductions d’effectifs annoncées cette année dans le secteur bancaire européen, que ce soit chez Deutsche Bank, Commerzbank ou Société Générale, peuvent le laisser penser. La banque de détail a, dans la plupart des cas, beaucoup souffert ; et compte tenu de la baisse de fréquentation des agences, la tentation est grande de complètement fermer ces réseaux. Mais je me demande si l’on ne voit pas trop loin... D’autant que se pose également la question de la valeur de l’intermédiation. Quand la blockchain a commencé à faire la une des journaux voilà quatre ou cinq ans, le magazine The Economist avait consacré sa couverture à la « machine à confiance ». Certains ont alors imaginé la fin de tous les tiers de confiance. C’est une vision à laquelle personne ne souscrit plus vraiment. Personnellement, je suis attaché à une vision humaniste de la technologie : elle doit rester au service de l’humain et n’est certainement pas là pour le faire disparaître. Bien utilisée, elle permet de créer une spirale vertueuse qui nous permet de nous décharger des tâches les moins intéressantes et de nous focaliser sur les activités à valeur ajoutée croissante.
P. I. — Une décennie après la grande crise de 2008-2009, l’industrie financière peut-elle devenir plus efficiente ?
A. C. — Je le crois. Pour les institutions financières, la blockchain peut servir à résorber les coûts actuels de réconciliation des informations qui viennent de bases de données encore trop souvent organisées en silos. Aujourd’hui, chaque institution financière dispose de ses propres bases de données. J’ai même vu un même produit être inscrit sur quatre bases de données différentes au sein d’une même institution. Le but des « registres partagés » dont on entend beaucoup parler est de permettre une mutualisation des données entre l’ensemble des acteurs, tout en préservant la confidentialité. Avec la cryptographie, vous pouvez moduler la confidentialité, c’est-à-dire gérer les règles qui réservent l’accès des données à ceux qui sont légitimes pour les lire. Si deux banques réalisent une transaction entre elles, elles n’ont probablement pas envie que leurs compétiteurs soient au courant. La cryptographie permet de concilier deux objectifs — mutualiser et protéger la confidentialité — qui a priori peuvent sembler contradictoires. Sur le plan économique, cette logique correspond à la notion de « coopétition » : coopérer jusqu’à un certain point, demeurer compétiteurs au-delà. Ces problématiques de partage — et de confidentialité — des données se retrouvent dans de nombreux secteurs, notamment dans celui de la santé avec le dossier médical partagé. On est dans un monde qui génère de plus en plus de données, dans de plus en plus de situations et de réseaux, et sur quasiment tout et tous. Les enjeux de gestion de ces données, et de respect des contraintes réglementaires comme le RGPD (6), sont énormes. les questions qui se posent pour ces nouvelles infrastructures d’information sont toujours les mêmes : comment gérer leur confidentialité, à qui ouvrir les données, dans quel contexte et selon quelles règles de divulgation. L’assurance, grande consommatrice de données, se situe donc au cœur d’une évolution passionnante.
P. I. — Pouvez-vous nous donner d’autres applications concrètes de la blockchain ?
A. C. — Un concept que je trouve intéressant est celui de « monnaie paramétrée ou dirigée ». Supposez que vous disposiez de jetons électroniques pour effectuer vos paiements. Pour contrôler leur utilisation, vous serez amenés à les paramétrer. Pour simplifier, on pourrait dire que l’idée est la même que celle qui a présidé à la création du « chèque restaurant » ou du « chèque cadeau ». Aujourd’hui, le règlement des sinistres n’est pas toujours fléché : vous allez encore, dans certaines situations, recevoir de votre assureur un chèque que vous pourrez dépenser sur un autre objet que celui qui a été endommagé. La start-up Moneytrack (7) cherche à développer ce concept en mettant à la disposition des assureurs un réseau de professionnels auprès desquels les assurés pourront, par exemple, faire réparer leur électroménager en bénéficiant d’une prise en charge. Pour l’assureur, cette approche permet de vérifier que l’indemnité versée ne sera pas dévoyée. Autre exemple : le « second marché » des objets. si un particulier achète une montre de prix, qui vaut quelques milliers d’euros, il cherchera probablement à tracer son origine, et éventuellement à l’assurer. Disposer d’un certificat digital qui attesterait du parcours de cette montre, du nombre de ses propriétaires successifs au fil du temps, serait un vrai plus au moment de la revente. Si vous réussissez à stocker ces informations sur une base de données partagée par tous les acteurs de l’horlogerie de luxe, il serait possible d’avoir accès à l’historique de chaque objet vendu. Un tel système intéresserait non seulement les particuliers, mais aussi les assureurs en cas de vol ou de sinistre.
P. I. — Ce partage d’informations peut-il changer les rapports entre les acteurs économiques, en particulier les groupes d’assurance ?
A. C. — Le défi actuel consiste à convaincre les grands groupes, ceux du luxe, de la banque, de l’assurance, de mettre en commun des informations afin d’améliorer les services rendus aux clients. Or le déploiement de solutions blockchain, qui par essence supposent de partager des données sur un réseau, éveille la méfiance de ces grands acteurs qui sont parfois tentés de mettre en place leur propre blockchain — ce qui n’a aucun sens et qui risque d’aboutir à la création de plateformes oligopolistiques. Mais pour fédérer un grand nombre d’acteurs sur un marché donné, il faut pouvoir démontrer que tout le monde y trouvera son compte — du fabricant au client final le long d’une chaîne de valeur —, ce qui n’est pas facile. il est essentiel aussi de pouvoir rassurer sur la gestion de la confidentialité des données et sur la maîtrise des risques, notamment en termes de cybersécurité.
(1) https://www.lemonade.com
(2) https://www.credoc.fr/publications/la-culture-financiere-des-francais-the-financial- culture-of-french
(3) En France, keeex fut l’une des premières start-up à fournir une solution permettant d’intégrer dans n’importe quel type de fichier (texte, photo, son, vidéo...) une preuve d’intégrité et d’origine inaltérable, horodatée, et de copier son empreinte sur la blockchain bitcoin.
(4) http://www.e-constat-auto.fr
(5) http://www.enass.fr
(6) Le règlement général sur la protection des données (RGPD) a pour but de protéger les citoyens contre tout traitement abusif de données à caractère personnel. https://eur-lex. europa.eu/legal-content/Fr/txt/htMl/?uri=celex:32016r0679
(7) https://moneytrack.io/. l’auteur est un conseil de cette start-up.