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Allemagne : les libéraux sur la corde raide

Entretien avec Christian Lindner, Président du Parti libéral-démocrate depuis 2013. Député de Rhénanie-du-nord-Westphalie depuis 2017, par Thomas Wieder, correspondant du Monde à Berlin.

n° 167 - Printemps 2020

Christian Lindner

À l’automne 2017, il aurait pu devenir l’un des principaux ministres d’Angela Merkel. Mais Christian Lindner en a décidé autrement. Après quelques semaines de tractations avec les conservateurs (CDU-CSU) et Les Verts, le président du Parti libéral-démocrate (FDP) a renoncé à entrer au gouvernement. « Mieux vaut ne pas gouverner que mal gouverner », a-t-il alors expliqué, tuant dans l’œuf la première coalition « jamaïcaine » qui aurait pu diriger l’Allemagne, en référence aux couleurs associées aux trois familles politiques qui l’auraient composée (noir pour les conservateurs, jaune pour les libéraux et vert pour les écologistes).

Près de trois ans plus tard, le chef de file des libéraux allemands ne regrette en rien sa décision, même si celle-ci lui a été beaucoup reprochée. Âgé de 41 ans, Christian Lindner veut, en effet, croire qu’il a l’avenir devant lui et que son choix ne le condamnera pas durablement à rester dans l’opposition.

Reste que l’époque est difficile pour les libéraux allemands. Longtemps considéré comme un parti charnière, capable de s’allier tour à tour aux sociaux-démocrates (sous Willy Brandt et Helmut Schmidt) et aux conservateurs (sous Konrad Adenauer, Helmut Kohl et lors du deuxième mandat de Mme Merkel de 2009 à 2013), le FDP fut pendant des décennies un allié incontournable pour la constitution de majorités parlementaires. Cette période est révolue, la récente poussée des Verts remettant aujourd’hui en cause sa place centrale dans la vie politique de la République fédérale.

S’il peut se targuer d’avoir permis au FDP de faire son retour au Bundestag en 2017, quatre ans après qu’il en eut été chassé pour la première fois de son histoire faute d’avoir atteint les 5 % nécessaires, Christian Lindner espère que son parti jouera à nouveau un rôle moteur après le départ de Mme Merkel, prévu à l’automne 2021 si des élections anticipées ne sont pas organisées d’ici là.

C’est dans ce contexte que celui qui fut élu président du FDP à l’âge de 34 ans, en 2013, nous a reçu dans son vaste bureau du Bundestag, où deux maquettes de Porsche miniatures rappellent sa passion pour les grosses cylindrées.

T. W.

Thomas Wieder Le 5 février, le chef de file de votre parti en Thuringe, Thomas Kemmerich, a été élu ministre-président de ce Land d’ex-Allemagne de l’Est grâce aux voix de l’Union chrétienne-démocrate (CDU), la formation de la chancelière fédérale Angela Merkel, et du parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD). Du jamais vu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cette élection a provoqué un séisme politique dans le pays, au point que M. Kemmerich a remis sa démission dès le lendemain. Quelle leçon tirez-vous de cet événement ?

Christian Lindner — Ce qui s’est passé en Thuringe ces dernières semaines a confirmé la distance qui existe entre les partis attachés aux valeurs de la démocratie libérale, d’une part, et l’AfD, d’autre part. Le fait que l’AfD ait voté pour notre candidat, sans que celui-ci en soit averti au préalable, l’a mis dans une situation impossible. Les libéraux-démocrates n’ont jamais eu l’intention de travailler avec l’AfD sous quelque forme que ce soit. Ce parti ne partage pas nos valeurs fondamentales, qu’il s’agisse du respect de l’individu, de la défense de la liberté ou de la tolérance. Enfin, un parti pro-européen comme le FDP ne peut en aucun cas envisager de coopérer avec un parti qui, à l’inverse, s’oppose au processus de construction européenne.

T. W.Dans cette affaire de Thuringe, n’avez-vous pas tout de même commis certaines erreurs ?

C. L. — Je reconnais ma responsabilité dans le management de cette crise, mais pas dans la décision qui en a été à l’origine. En tant que président du FDP, j’ai ensuite fait en sorte que le ministre-président de notre parti élu avec les voix de l’AfD annonce immédiatement sa démission, tout en demandant l’organisation d’un nouveau vote. J’ai aussi très clairement défini la position du FDP vis-à-vis de l’AfD et de Die linke (« la gauche »).

T. W. Quelle est cette position ?
C. L. — Vis-à-vis de l’AfD : aucune coopération ni aucun rapport de dépendance (comme cela aurait été le cas en Thuringe si quelqu’un de notre parti avait dû son mandat aux voix de l’AfD). Vis-à-vis de Die linke : aucune coalition, c’est-à-dire pas de participation à un même gouvernement, ce qui n’implique pas, ponctuellement, que nous ne puissions pas voter ensemble des projets sur lesquels nous sommes d’accord.

J’ajoute enfin une précision, et c’est aussi ma responsabilité de président du FDP de le reconnaître : je n’avais pas imaginé, avant cette affaire, à quel point l’AfD était prête à utiliser les instruments de la démocratie parlementaire pour les subvertir et les manipuler. L’AfD ne veut pas seulement changer la culture politique de notre pays. elle cherche également à détruire intentionnellement la démocratie dans ses fondements mêmes.

T. W. Quelles conséquences en tirez-vous concernant le FDP ?

C. L. — C’est très clair. Je vais vous donner un exemple. Depuis les élections législatives de 2017, à l’occasion desquelles l’AfD est entrée au Bundestag, il y a toute une discussion pour savoir si ce parti doit être représenté, comme les autres, aux postes de responsabilités de notre assemblée, notamment au niveau des commissions parlementaires. Jusqu’à présent, je pensais qu’on ne pouvait pas l’en empêcher. Désormais, je ne suis plus de cet avis. Depuis plus de deux ans, nous débattons sur la question de savoir si l’AfD doit obtenir des postes de vice-présidents du Bundestag. Eh bien, en tant que président du FDP, maintenant je suis contre.

T. W. Voulez-vous dire que vous avez été trop naïf vis-à-vis de l’AfD ?

C. L. — Sur ce que l’AfD a de potentiellement destructeur, oui.

T. W. Pour vous, est-ce un parti populiste ou un parti d’extrême droite ?

C. L. — L’AfD est un parti populiste dont certaines composantes sont clairement d’extrême droite et n’ont pas rompu avec l’héritage du national-socialisme.

T. W.Contrairement à beaucoup de conservateurs membres …