La pandémie de Covid-19 qui a déjà causé la mort de centaines de milliers de personnes et porté un coup d’arrêt brutal à l’économie mondiale n’est pas due à un défaut d’anticipation. La communauté stratégique avait prévu ce scénario depuis une quinzaine
d’années — c’est-à-dire depuis l’alerte qu’avait constitué l’épidémie de SRAS en 2002-2004 — et parfois de façon très précise, comme dans ce rapport du National Intelligence Council américain qui, en 2008, envisageait une pandémie causée par « l’émergence d’une maladie respiratoire virulente, nouvelle et très contagieuse contre laquelle il n’y aurait pas de traitement » et qui serait née dans une zone « à forte densité et où il y a une proximité entre humains et animaux, comme dans certains endroits de Chine » (1). Au même moment, en France, le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale consacrait plus d’une page au scénario d’une « pandémie massive à forte létalité » et jugeait « plausible » son apparition dans « les quinze années à venir » (2).
Contrairement à ce qui a pu être dit (3), cette crise n’est donc pas un échec du renseignement, mais une preuve de sa capacité d’anticipation. Elle est, en revanche, un échec de sa prise en compte politique ; un problème de connexion entre, d’un côté, les services, les instituts de recherche, les think tanks qui avaient correctement anticipé et, de l’autre, les décideurs qui ont malgré tout sous-estimé le potentiel du risque sanitaire. Ce problème, dit du « intelligence-policy nexus » (4), consiste à trouver le bon réglage, en termes de distance et d’articulation, entre ces deux communautés. Cette jonction stratégique devrait faire l’objet dans les prochains mois et les prochaines années d’une attention particulière (5).
En attendant, la plupart des analyses du choc que nous traversons sont normatives : un déluge de tribunes de personnalités diverses disent ce qu’il aurait fallu faire avant, ce qu’il faudrait faire maintenant ou ce que « le monde d’après » devrait être. Incantatoires, elles appellent à un « nouveau monde », à « se réinventer », à « complètement repenser » la mondialisation, la sécurité, le vivre ensemble. Savoir ce vers quoi il faudrait tendre dans un monde idéal est important, car il faut bien des objectifs pour guider l’action. Mais il faut aussi savoir ce vers quoi nous tendons dans un monde non idéal, indépendamment de nos préférences. Les deux sont complémentaires, puisqu’il est possible de décrire le monde tel qu’il est (ou qu’il est le plus probable qu’il soit) tout en souhaitant qu’il puisse être autrement (6). Cet article se limite toutefois à une seule question : quel sera l’effet probable de la pandémie sur l’ordre international tel qu’il existe aujourd’hui ?
Si l’on écarte d’emblée le déni, selon lequel la pandémie ne changera strictement rien, deux thèses principales s’opposent. Selon les uns, la pandémie est un tournant : elle « modifiera à jamais l’ordre mondial », écrit Henry Kissinger, qui croit savoir qu’« après le coronavirus, le monde ne sera jamais plus comme avant » (7). L’histoire du monde est désormais coupée en deux, renchérit Thomas Friedman : le monde d’avant le coronavirus, et celui d’après (8). Dans le même esprit, Joschka Fischer compare la pandémie à …
Ce site est en accès libre. Pour lire la suite, il vous suffit de vous inscrire.
J'ai déjà un compte
M'inscrire
Celui-ci sera votre espace privilégié où vous pourrez consulter à tout moment :
- Historiques de commandes
- Liens vers les revues, articles ou entretiens achetés
- Informations personnelles