Les gagnants et les perdants

n° 168 - Été 2020

Isabelle Lasserre — Selon vous, général, quel sera l’impact du coronavirus sur la situation géopolitique ? Quelles sont les puissances qui sortiront victorieuses de la crise sanitaire et celles qui en sortiront affaiblies ?

Pierre de Villiers — Nous n’avons pas beaucoup de recul, mais il est d’ores et déjà possible de discerner quelques tendances. Comme lors de toute crise de ce type, les gagnants seront ceux qui auront réussi à maintenir l’équilibre entre la préservation de la santé des hommes et des femmes, d’une part, et celle de l’économie, d’autre part. Ceux qui s’en sortiront le mieux sont les pays qui auront été capables : 1) d’anticiper, en s’équipant de masques, de tests et de respirateurs ; 2) de maintenir la cohésion nationale et d’imposer le respect des consignes étatiques ; 3) d’appliquer le principe de subsidiarité, c’est-à-dire la capacité de chacun à exercer les responsabilités de son niveau ; 4) d’investir dans la stratégie en définissant un projet de long terme, tout en pilotant la crise sanitaire au quotidien. 

La stratégie ne s’oppose pas à la tactique, qui s’intéresse au « comment ? », mais privilégie le temps long et tente de répondre à la question du « quoi ? ». Je crains donc que les États puissances, qui ont une stratégie de long terme, ne s’en sortent moins mal que les démocraties occidentales. C’est le cas de la Chine et de la Russie avec la route de la soie ou la grande Russie orthodoxe. Ce n’est pas le cas des pays occidentaux et singulièrement européens, qui ont perdu le cap de leur stratégie. Un seul exemple : pendant la pandémie, la France a établi sous contrainte un pont aérien pour importer des masques de Chine dans des Antonov russes… Où est la logique stratégique dans tout ça ?

I. L. — Quels sont les premiers signes de la recomposition géopolitique qui succédera à la crise sanitaire ? Sont-ils déjà perceptibles ? 

P. de V. — La crise ne va pas modifier en profondeur les lignes de conflictualité. Elle accélérera les tendances. J’en vois plusieurs. D’abord, le retour des États puissances, pour l’essentiel des ex-empires qui réarment et augmentent leurs budgets militaires de près de 10 % depuis plus de dix ans, comme par exemple la Chine, la Russie, la Turquie… Cette tendance va se poursuivre quand nous aurons dépassé la crise du Covid-19. Ensuite, le redéploiement du terrorisme islamiste radical, cette idéologie qui érige la barbarie non pas en moyen mais en fin et vise à déstabiliser nos démocraties occidentales. Il est mobile géographiquement et mutant dans ses mouvements. Il ne faut se faire aucune illusion sur les intentions de l’État islamique. Il va poursuivre son combat, bien au-delà de l’Irak et de la Syrie. Troisièmement, les migrations de masse vont continuer. Elles constituent sans doute le facteur le plus menaçant pour l’équilibre du monde. Enfin, le dérèglement climatique ne va pas brusquement s’interrompre. La crise sanitaire et économique ne va faire qu’accroître et accélérer ces phénomènes.

Ils prendront d’autant plus facilement de l’ampleur que les organisations internationales ont toutes les peines du monde …

Sommaire

La solidarité, maître-mot de la réponse européenne à la crise

par Thierry Breton

Les gagnants et les perdants

Entretien avec Pierre de Villiers par Isabelle Lasserre

La somme de toutes les crises

par Jean-Michel Quatrepoint

Après la crise : débrancher l’Europe fantôme

Entretien avec Daniel Rondeau

Covid-19 : des leaders aux pieds d'argile

par Jean-François Copé

Relocalisation et découplage

Entretien avec François Heisbourg par Grégory Rayko

La France et l’Europe au défi des nouvelles menaces

Entretien avec Maurice Gourdault-Montagne par François Clemenceau

Il n'y aura pas de monde d’après

par Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

La Chine au révélateur de l’épidémie

par Marie Holzman

Les nouveaux outils numériques de la dictature chinoise

par Alain Wang

Suède : plaidoyer pour stratégie controversée

Entretien avec Ann Linde par Antoine Jacob

Italie : la voix des patriotes

Entretien avec Giorgia Meloni par Richard Heuzé

Réunification de l’Irlande : un effet collatéral du Brexit ?

par Pierre Joannon

La présidentielle américaine dans la tourmente

par Jean-Éric Branaa

D’Obama à Trump : du bon usage de la force

Entretien avec James Rubin par Maurin Picard

Netanyahou l’insubmersible

par Frédéric Encel

Si tous les musulmans du monde…

Entretien avec Mohammed al-Issa par Jean-Pierre Perrin

Arabie saoudite : au-delà du pétrole et du salafisme

Entretien avec Gilles Kepel par Jean-Pierre Perrin

Liban : le spectre de la double faillite

Entretien avec Karim Daher par Sibylle Rizk