Les Grands de ce monde s'expriment dans

Relocalisation et découplage

Grégory Rayko — Jusqu’ici, en quoi l’UE a-t-elle été à la hauteur du défi posé par la pandémie de Covid-19 et en quoi s’est-elle révélée décevante ?

François Heisbourg — Vous connaissez la formule de Talleyrand : « Quand je me regarde, je me désole. Quand je me compare, je me console. » Quand on pense à l’Europe de nos attentes, on ne peut qu’être déçus ; mais en comparaison des États-Unis ou de la Chine, ce n’est pas si mal que ça.

Sur le fond, la première chose à rappeler est que l’Union ne dispose d’aucune compétence au niveau sanitaire ; la politique sanitaire relève, en fonction des pays, du niveau national ou du niveau régional. Il faut donc être soit ignorant soit de très mauvaise foi pour dénoncer l’incapacité de l’UE dans ce domaine. C’est pourtant ce que n’ont pas hésité à faire les populistes d’extrême droite — ceux-là mêmes qui n’ont jamais voulu conférer à l’UE une quelconque compétence au niveau de la santé ! Voilà déjà pour une remarque préliminaire…

Pour ce qui est du niveau économique, bancaire et financier, là où l’UE a des compétences, la Banque centrale européenne (BCE) s’est montrée raisonnablement rapide (1) ; en tout cas, elle n’a pas été plus lente que la « Fed » américaine et nettement plus vigoureuse que la Banque centrale chinoise. Ce que l’Europe envisage sur le plan économique est comparable au plan de reconstruction prévu par les Américains (2). Les Chinois, eux, sont loin derrière ; si en 2008-2009, la Chine a beaucoup fait pour endiguer la crise financière, dans la crise actuelle elle est aux abonnés absents. On a l’impression que l’endettement des entreprises et des collectivités locales chinoises, le tout sur toile de fond d’un secteur bancaire dysfonctionnel, empêche la Chine de lancer un plan de soutien comparable à celui qui avait préservé la croissance chinoise en 2008-2009.

Mais il y a deux grands « mais ». Premièrement, l’opposition des États dits « frugaux », ceux qu’on surnomme les Frugal Four, à savoir l’Autriche, les Pays-Bas, le Danemark et la Suède : ils ne semblent pas enthousiasmés par le plan de relance que promeuvent conjointement la France et l’Allemagne. Deuxièmement, la saisine de la Cour de Karlsruhe, qui pose la question des limites des compétences juridiques de l’UE (3). La capacité de l’UE à agir pour régler les conséquences de cette crise va dépendre de l’issue de ces deux différends.

G. R. — Le plan franco-allemand, qui prévoit que la Commission s’endette à hauteur de 500 milliards d’euros pour relancer l’économie, tranche radicalement avec la discipline budgétaire dont l’UE a fait son credo depuis des années…

F. H. — À circonstances exceptionnelles, réponse exceptionnelle ! Jusqu’à présent, le principe était que le budget de l’UE représente environ 1 % du PIB des États membres. Aujourd’hui, il semble indispensable d’aller bien au-delà de ce ratio. Avec le plan franco-allemand, c’est ce que feraient en pratique les États membres sans que cela ne pose le moindre problème juridique. Ce serait la façon la plus simple, la plus élégante, de faire repartir l’économie. Compte tenu de ce …