Politique Internationale — En tant que spécialiste, quelle est votre vision globale de l’Afrique ?
Stephen Smith — L’Afrique, qui est presque sept fois grande comme les 28 pays de l’Union européenne réunis, ne se prête pas aisément à une vision globale. Mais, s’il fallait choisir une approche, je décrirais l’Afrique contemporaine comme le continent de la jeunesse, surtout au sud du Sahara. Plus de 40 % de la population africaine a moins de quinze ans — dans le Sahel et en Afrique centrale, c’est même la moitié. Nous avons beaucoup de mal à nous représenter toutes les retombées d’une pyramide des âges aussi différente de la nôtre. Mais, en somme, cela veut dire que l’Afrique est tout le contraire de ce musée de « traditions ancestrales » qui, parfois, reste accroché dans nos esprits comme une vieille toile d’araignée. C’est un continent de jeunes pionniers qui inventent au jour le jour leurs propres modes de vie, qui ne ressemblent en rien à celui des anciens, ces mentors qui leur font défaut parce qu’ils sont de moins en moins nombreux et, aussi, de moins en moins « dans le coup » à l’heure de la mondialisation. L’Afrique traverse actuellement un temps fort de rupture, un « stress test » générationnel. En Europe, Stefan Zweig a fait ses adieux au Monde d’hier après avoir vu disparaître l’empire austro-hongrois multiethnique où il était né, la haine de l’Autre l’emporter dans deux guerres mondiales et quelque 60 millions d’Européens partir pour de nouveaux mondes. L’Afrique écrira sa propre histoire mais, en bien ou en mal, sa transformation a toutes les chances d’être aussi bouleversante.
P. I. — Pour ce continent, êtes-vous optimiste ou pessimiste ?
S. S. — Ni l’un ni l’autre, car je cherche à comprendre et non à préjuger. L’afro-pessimisme et l’afro-optimisme portent de grands torts au continent qu’ils présentent, tour à tour, comme un cercle de l’enfer ou une terre enchantée, le « continent du sida » puis Africa Rising, l’Afrique qui monte. Il y a une raison à ces versions pile ou face. Depuis que je fréquente l’Afrique, soit une quarantaine d’années, les progrès dans tous les domaines y sautent aux yeux. Ils sont époustouflants. Cependant, beaucoup d’Africains n’en bénéficient pas, ou pas assez, parce que le nombre des ayants droit augmente tellement plus vite que l’on ne saurait construire assez de routes, de logements, d’écoles ou d’hôpitaux pour satisfaire leurs besoins. Ces « investissements démographiques », dont parlait Alfred Sauvy, ne peuvent pas suivre la croissance d’une population qui est passée de 150 millions dans les années 1930 à 1,3 milliard aujourd’hui, et qui va encore une fois presque doubler dans les trente années à venir pour atteindre 2,5 milliards en 2050. Ainsi, de la mortalité infantile à l’accès à Internet en passant par la scolarisation, la situation ne cesse de s’améliorer en termes relatifs. Mais, en même temps, le nombre absolu des exclus augmente parce que le nombre total des habitants monte en flèche. D’où ces visions borgnes, cette Afrique du jour et cette Afrique de la nuit.
P. I. — Quelles sont les grandes évolutions que vous avez relevées depuis que vous fréquentez l’Afrique ?
S. S. — J’ai fait mes classes dans une Afrique polarisée par la guerre froide. La fin de cette emprise géopolitique a été suivie d’une poussée démocratique, mais aussi de drames meurtriers. En 1994, l’élection de Nelson Mandela et le génocide au Rwanda semblaient marquer cette croisée des chemins. Or, aujourd’hui, l’Afrique du Sud est une démocratie éviscérée par la corruption et le Rwanda, une nouvelle dictature… efficace. Sur le plan politique, l’Afrique est en situation de blocage. Le ferment du changement y ignore l’État, quand il ne le prend pas de front. Le grand réveil pentecôtiste — l’Évangile d’une prospérité promise aux born-again — a ouvert une voie aux jeunes et aux femmes pour s’émanciper du droit d’aînesse, du patriarcat et de la gérontocratie. Le djihadisme cherche à imposer par la terreur un anti-modèle à l’« occidentalisation », ressentie comme une perdition. La Chine, qui n’était que le 83e partenaire commercial de l’Afrique en 1997, s’est hissée en haut du podium avec les mêmes méthodes — connivence d’élites, échange inégal et appui mutuel sur la scène internationale — qui avaient naguère réussi à la « Françafrique ». Depuis que la demande chinoise de matières premières a fléchi, la croissance africaine s’est de nouveau essoufflée. L’Afrique n’est pas sortie de l’économie de rente. Mais, même si elle n’est toujours pas un site de production, elle est désormais incontournable comme marché de consommation. Milliardaire et, bientôt, multimilliardaire démographique, elle est « branchée » sur le reste du monde grâce à la percée phénoménale de la téléphonie mobile, qui a singulièrement renforcé son extraversion.
P. I. — Et quelles sont les plus grandes idées reçues ?
S. S. — On pourrait remplir des encyclopédies avec des idées reçues sur l’Afrique, tant ce continent — la grande « hétérotopie » de l’Europe, le nom que Michel Foucault a donné à un lieu tellement autre qu’il nourrit des fantasmes — est un parc à thèmes pour se faire peur ou se faire plaisir… Mais voici au moins une idée reçue, qui est partagée à la fois par des Africains et des non-Africains. À savoir qu’il existerait une « africanité », une sorte de substrat essentialiste qui unifierait ce qui, en fait, n’est qu’un lieu géographique. Du Maroc à l’île Maurice, et de l’Égypte à l’Afrique du Sud, la différence est la règle et la ressemblance l’exception d’un point de vue à la fois humain, historique et social. Donc, je ne saurais dire ce qu’est un Africain, sinon un habitant du continent du même nom. Mais la mystique au sujet de l’Afrique persiste et, sans doute, persistera. C’est même la tradition « africaine » la mieux partagée.
P. I. — Pour en revenir à l’économie, voyez-vous des signes de décollage ?
S. S. — Je préfère parler d’une « émergence », plus lente mais massive et irrésistible. L’émergence, en particulier, d’une classe moyenne africaine — avec un revenu entre 5 et 20 dollars par jour — qui compte actuellement environ 150 millions de personnes et, selon la Banque mondiale, en comptera quatre fois plus en 2050. Ces rescapés de la première nécessité ont les moyens de consommer, nous l’avons dit, mais aussi de partir, dans un autre pays africain mieux loti ou ailleurs qu’en Afrique, pour « traquer » leur chance. S’ils veulent migrer en Europe, il leur faut aujourd’hui un pactole de départ compris entre 2 500 et 3 500 dollars, selon leur point de départ. Ce qui, dans bien des pays sub-sahariens, représente le PNB annuel par tête d’habitant et, donc, n’est pas à la portée de tout le monde. Mais de plus en plus de gens pourront réunir une telle somme et partiront, par goût de l’aventure et pour fuir un chômage qui s’annonce pandémique. Prétendre le contraire, miser sur une création d’emplois à hauteur des besoins, c’est ne pas savoir compter. Un exemple : depuis 2000, la téléphonie mobile en Afrique, le secteur économique le plus dynamique, a créé quelque 3,5 millions d’emplois directs ou indirects, formels ou informels, tout confondu, de la start-up installée dans une remise à la multinationale des communications. Mais il faudrait actuellement créer plus de 20 millions d’emplois par an pour intégrer rien que les « primo-arrivants » sur le marché du travail !
P. I. — On parle beaucoup d’énergie à propos de l’Afrique. Comment expliquer que, même dans les pays qui abritent des ressources significatives, les économies nationales n’en profitent pas, ou si peu ?
S. S. — Il n’y a pas de mystère à cela. En l’an 2000, l’Afrique sub-saharienne comptait 665 millions d’habitants dont un quart avait alors accès à l’électricité. Depuis, l’électrification a fait de grands progrès. Aujourd’hui, toujours selon les chiffres de la Banque mondiale, 45 % de la population au sud du Sahara a accès à l’électricité. Mais, entre-temps, le nombre d’habitants a dépassé le milliard. Le calcul est, dès lors, facile à faire : quelque 500 millions de Sub-Sahariens n’avaient pas d’électricité en 2000 ; vingt ans plus tard, ils sont toujours autant, sinon un peu plus, malgré tous les efforts entrepris. Autrement dit : l’Afrique fait, au mieux, du surplace en raison de sa fulgurante croissance démographique. Sa population étant encore promise à doubler d’ici à 2050, il est même à craindre qu’elle ne trébuche sur un tapis roulant de plus en plus rapide.
P. I. — Beaucoup de projets énergétiques sont menés avec le concours de multinationales étrangères, souvent des groupes occidentaux. Cet appui est-il indispensable ?
S. S. — Oui, parce que l’Afrique est engagée dans une course de vitesse pour ne pas tomber en panne, on vient de le voir, et qu’elle ne dispose pas elle-même du savoir technique pour produire du courant à grande échelle. En guise de rappel : en 2015, l’Afrique tout entière produisait pour ses 1,2 milliard d’habitants d’alors autant d’électricité que consommaient à eux seuls les 20 millions d’habitants du grand New York… À partir de là, afin d’alimenter un continent de 2,5 milliards d’habitants en 2050, il faudra des investissements gigantesques et, par ailleurs, une gestion de ces projets sans dérapages, ni dessous de table, ni surfacturation, ni détournements de fonds. Autant dire que, dans le meilleur cas de figure, l’Afrique évitera le blackout. Mais elle n’a sûrement pas fini de vivre au rythme des délestages.
P. I. — Les grands groupes étrangers — pas seulement dans le secteur énergétique — ont parfois mauvaise presse en Afrique. On les accuse d’exploiter le continent. Qu’en pensez-vous ?
S. S. — On ne peut rien en dire a priori, puisqu’il faudrait examiner les faits au cas par cas. Mais je ne suis pas surpris. Les gouvernements africains font face au mécontentement, voire à la colère de leurs populations qui se trouvent plongées dans le noir, coupées dans leur élan pour s’en sortir. Or, même hors corruption et mauvaise gestion, les gouvernants ne peuvent pas faire face au défi qui leur est lancé. Alors la tentation de passer le mistigri aux groupes étrangers est forcément grande. Comme doit être grande la tentation pour ces multinationales d’abuser de leur position de force. En Afrique, quelques groupes étrangers ont littéralement le doigt sur l’interrupteur. Mais ce pouvoir exorbitant fait aussi d’eux des cibles de choix.
P. I. — D’où peut venir un début de solution en matière d’électrification de masse ?
S. S. — L’inertie des tendances démographiques est telle que même une brusque chute de la fertilité n’apporterait pas une solution à l’horizon de 2050. Mais, si des politiques de planning familial étaient finalement mises en œuvre, elles amélioreraient les perspectives pour la seconde moitié du siècle. En attendant, la marge de manœuvre est étroite sans être négligeable. Par exemple, le Kenya compte produire jusqu’à 10 % du courant dont il aura besoin en 2030 grâce à des parcs d’éoliennes. Ailleurs sur le continent, on ne manque pas non plus d’énergie hydraulique ou solaire. Encore faut-il la capter et la distribuer de façon à la rendre accessible au plus grand nombre. À ce titre, les micro-achats que permettent les formules de prépaiement — selon le principe pay-as-you-go, comme pour le crédit téléphonique — sont bien plus inclusifs que l’abonnement au réseau national, souvent inabordable. Par exemple, dans le secteur de l’énergie solaire, les offres de M-KOPA Solar, au Kenya, ou d’ARED, au Rwanda et en Ouganda, permettent à bien des clients, qui resteraient autrement exclus, de s’offrir quelques heures d’éclairage, de faire tourner un appareil électrique ou, au moins, de recharger leur portable. En somme, pour l’énergie comme pour tout autre produit en Afrique, il faut aller chercher la demande solvable là où elle se trouve.
P. I. — L’Afrique peut-elle s’offrir le luxe de préoccupations environnementales ?
S. S. — Ce n’est pas un luxe ! Au contraire, ce serait folie de ne pas s’en soucier. Pour le moment, l’absence de données masque souvent l’ampleur du danger pour la santé publique en Afrique et, au-delà, les effets nocifs pour le reste du monde. Parce que Dakar transmet à l’Organisation mondiale de la santé (OMS) des données relatives à la proportion de particules fines suspendues dans son air, on sait par exemple que la capitale sénégalaise est plus polluée que Mumbai, Beijing et Johannesburg. Or la situation est encore pire à Onitsha, au Nigeria, mais on ignore le classement complet des villes africaines parce que seuls huit pays mesurent la pollution selon des standards internationaux. Pourtant, on estime que la pollution de l’air provoque d’ores et déjà la mort prématurée d’environ 600 000 Africains par an. Les infections aiguës des voies respiratoires sont la principale cause de mortalité chez les nouveau-nés, avec 14 % des décès du premier mois, devant les infections liées à l’accouchement (11 %) et le paludisme (10 %). Selon des estimations impossibles à vérifier en l’état de nos connaissances, l’Afrique, si elle continue de brûler autant de combustibles fossiles par tête d’habitant qu’actuellement, émettra en 2030 — dans dix ans — la moitié des émissions mondiales de dioxyde de carbone.
P. I. — Tous domaines confondus, y a-t-il de bonnes initiatives que vous souhaitez mettre en avant ?
S. S. — De bonnes initiatives sont prises d’un bout à l’autre du continent. En ce sens-là, il n’y a pas de crise d’énergie en Afrique… Partout sur ce continent, des gens trouvent des solutions, et pas seulement des « bricolages », en faisant face aux problèmes de leur quotidien comme autant de défis à relever. Certains de mes étudiants renoncent à une carrière lucrative en Amérique pour rentrer dans leur pays. D’autres Africains, qui ont déjà réussi, financent comme investisseurs providentiels — angel investors — des start-up et mettent à leur disposition leurs réseaux de contacts à travers le monde. Entre 2015 et 2018, le capital-risque investi en Afrique a fait un bond de plus de 60 %, passant de 227 millions de dollars à près de 1,2 milliard. Tout cela est formidable et très encourageant. Simplement, il ne faut pas se tromper d’échelle en perdant de vue cette donnée de base : dans les trente années à venir, sur le continent le plus pauvre du monde, là où l’on gagne actuellement per capita vingt fois moins qu’en Europe, le nombre d’habitants va passer de 1,3 à 2,5 milliards. Oui, certes, les petites rivières font les grands fleuves. Mais la mer ne va pas remonter à ses sources.
P. I. — Cette implacable logique des faits ne vous accable-t-elle pas parfois, vous qui avez consacré votre vie professionnelle à l’Afrique ?
S. S. — Non, parce que, par définition, ce qui est fait, même si c’est mal fait, peut toujours être refait. En revanche, si l’on prend ses désirs pour la réalité, on se trouve dans l’incapacité d’agir. Bien sûr, les occasions manquées ont un coût. Si, au moment des indépendances, quand l’Afrique comptait 300 millions d’habitants, elle s’était rendue à l’évidence de ses faits démographiques, sa tâche serait moins ardue aujourd’hui. Maintenant, c’est ainsi, et l’Afrique ne manquera pas pour autant de lendemains. Elle peut toujours refaire, mieux faire, et se saisir des nouvelles opportunités qui se présenteront à elle.