Politique Internationale — Dans un paysage énergétique où se croisent de nombreux acteurs, où l’Agence internationale de l’énergie (AIE) se situe-t-elle ? Quelles sont vos grandes missions ?
Fatih Birol — L’AIE a été créée pendant les années 1973-1974, au moment du premier choc pétrolier : les pays industrialisés ont alors pris conscience qu’ils n’étaient pas en mesure de faire face à l’embargo imposé par les pays producteurs de pétrole, qui ont brutalement décidé de faire grimper leurs prix, à des seuils jamais atteints jusque-là. Cela fera bientôt un demi-siècle que ces événements sont survenus, mais la sécurité de l’approvisionnement énergétique de la planète est toujours au cœur des missions de l’AIE. Nos activités se sont largement développées pour répondre aux besoins d’un système énergétique en constante mutation. L’Agence joue notamment un rôle clé dans le monde de l’énergie, et elle est un acteur important du débat sur le changement climatique et la transition énergétique : nos statistiques font autorité, nos analyses sont extrêmement documentées et nous passons au crible toutes les problématiques du secteur.
P. I. — Ne craignez-vous pas que l’on vous reproche d’être une institution ? Au sens où vos analyses font autorité mais que vous n’êtes pas en prise directe avec le terrain…
F. B. — L’AIE envisage l’énergie à travers le prisme de trois grands marqueurs : la fiabilité des circuits d’approvisionnement, l’accès pour tous à l’énergie et la nécessité d’un développement énergétique durable. Ces trois indicateurs sous-tendent des actions que nous encourageons au maximum.
Cela vaut pour les 30 pays membres de l’AIE, mais nous élargissons de plus en plus le cercle de nos interlocuteurs. Quand j’ai été nommé directeur en 2015, ma feuille de route prévoyait la modernisation de notre institution. Ce programme se concentre sur trois objectifs : intensifier notre coopération avec les économies émergentes ; étendre le concept de sécurité d’approvisionnement au gaz et à l’électricité — en plus du pétrole ; et devenir une référence pour les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique.
Nous contribuons directement à ces objectifs à travers notre Programme pour la transition énergétique propre (Clean Energy Transitions Programme) auquel participent un certain nombre d’économies émergentes et de régions clés. Avec ce programme, l’AIE agit comme un catalyseur pour favoriser la coopération technique, organise des formations, renforce les capacités techniques des acteurs nationaux, etc. Nous sommes également à l’initiative d’activités qui accroissent l’efficacité énergétique, ce qui peut engendrer des bénéfices économiques de taille dans des pays tels que le Brésil, la Chine, l’Inde, l’Indonésie, mais aussi dans des régions majeures telles que l’Asie du Sud-Est, et à travers des plateformes multilatérales comme le G20 ou l’ASEAN.
P. I. — Aujourd’hui, aucune politique énergétique ne peut se concevoir indépendamment d’une dimension climatique. Comment cette double exigence se traduit-elle pour l’AIE ?
F. B. — Un grand nombre de pays ont lancé des initiatives visant à réduire leurs émissions de CO2. Pour les gouvernements concernés, cet objectif implique un effort continu : piloter la transition énergétique suppose des moyens de production plus propres et des modes de fonctionnement plus responsables, vertueux sur le plan écologique. L’AIE a vocation à relayer ce mouvement : nos analyses, riches d’un grand nombre de données, aident à prendre des décisions. Nous explorons aussi les différentes solutions susceptibles de réduire l’empreinte carbone de l’économie mondiale et la manière dont elles peuvent être déployées : l’essor des énergies renouvelables, l’efficacité énergétique, le nucléaire, l’hydrogène, les technologies de capture et de réutilisation du CO2 sont autant de sujets traités par nos analyses. Le rôle de l’Agence n’est pas seulement d’être un expert industriel et technologique : nous suivons aussi de très près les problématiques financières afin que cette transition se fasse dans des conditions budgétaires pérennes.
Ce changement est une lame de fond que l’AIE place au cœur de son action et de ses travaux. En 2019, lors de la conférence ministérielle de l’Agence, les ministres des États membres ont réaffirmé l’importance de la transition énergétique pour l’avenir de la planète ; c’est pour nous un thème central et qui le devient de plus en plus.
P. I. — Peut-on dire que l’AIE est un acteur au service du changement climatique ?
F. B. — Le secteur de l’énergie est responsable d’environ 80 % des émissions de CO2 mondiales. Dans ces conditions, le virage vers une production d’énergie bas carbone constitue une étape essentielle pour atteindre les objectifs environnementaux mondiaux. En tant qu’acteur reconnu au sein du dialogue climatique, l’AIE joue dans ce processus un rôle de premier plan. Nos scénarios prospectifs permettent aux décideurs de comparer les effets de différentes politiques énergétiques. Ils montrent aussi comment agir pour s’engager sur le plan climatique, favoriser l’accès à l’énergie pour tous, et assurer une meilleure qualité de l’air. Notre rapport de référence, le World Energy Outlook, publié chaque année, dresse un panorama complet du paysage énergétique mondial. Tout y est passé au crible : la consommation de la planète bien sûr, mais aussi son impact sur l’environnement, l’accès à l’énergie, la pollution de l’air, et bien d’autres sujets. Parmi nos scénarios, l’un d’entre eux est entièrement dédié à la croissance durable. Il met en lumière l’ensemble des moyens à mettre en œuvre pour lutter le plus efficacement possible contre le réchauffement climatique. D’une manière générale, le dossier environnemental a un grand besoin de repères et de lignes directrices, que nous sommes en mesure d’apporter.
P. I. — Qu’est-ce qui manque encore pour que cette stratégie environnementale à grande échelle soit plus efficace ?
F. B. — D’abord, il faut s’accorder sur le constat. La planète doit urgemment réduire ses émissions de gaz à effet de serre, même si l’on a peut-être constaté un pic de la croissance en 2019. Face à cet enjeu, personne ne peut agir seul : une coalition des gouvernements, des investisseurs, des grandes entreprises et de tous les acteurs concernés et ayant un impact sur la question est nécessaire pour limiter le changement climatique. Nous l’appelons de nos vœux. Le scénario de croissance durable détaillé par l’AIE est un outil qui permet à l’ensemble des acteurs de prendre la mesure du défi auquel nous faisons face. Associer les efforts de tous est indispensable si l’on veut obtenir des résultats dans le cadre de la réduction des émissions de gaz à effet de serre. On a parfois l’impression qu’il existe deux grandes communautés qui s’opposent : la famille de l’énergie d’une part, et les défenseurs du climat d’autre part. L’AIE est aussi là pour renforcer les passerelles entre ces deux cercles, afin qu’ils puissent collaborer du mieux possible.
P. I. — Dans ce contexte en mutation, diriez-vous que l’électricité est l’énergie du futur ?
F. B. — L’électricité est fondamentale pour le fonctionnement des sociétés modernes et de leur économie. Qu’il s’agisse des outils digitaux, des infrastructures de communication, de l’industrie ou, de manière générale, de tous les services qui consomment de l’énergie, aucun secteur ne peut se passer d’électricité. Celle-ci représentait 18 % de la demande finale d’énergie en 2018. Au cours des prochaines années, cette part va continuer à grimper et pourrait atteindre 24 % en 2040. Pour les économies émergentes, le rôle de l’électricité est encore plus crucial ; c’est l’énergie qui a le plus contribué à leur développement au cours des quinze dernières années. Le scénario de développement durable de l’AIE montre combien l’électricité est précieuse pour accompagner l’essor de l’économie verte ; si ce scenario se confirme, elle pourrait couvrir plus de 30 % de la consommation finale d’énergie en 2040, une tendance induite notamment par la montée en puissance des véhicules électriques. À terme, la suprématie du pétrole pourrait d’ailleurs être menacée : pour le moment, le recours aux hydrocarbures dépasse largement l’utilisation de l’électricité, mais la tendance pourrait s’inverser dès 2040 si la transition vers une croissance durable s’engageait réellement. Il est donc essentiel de garder en tête ce fort potentiel de développement de l’électricité.
P. I. — À travers ce scénario de l’AIE qui fait la part belle au développement durable, l’électricité s’impose comme un outil au service de l’écologisation de la société…
F. B. — Les indicateurs selon lesquels l’électricité contribue à la transition écologique sont immédiatement visibles. Ce rôle s’explique par la capacité à combiner plusieurs moyens de production décarbonés. L’électricité peut devenir une véritable plateforme de réduction des émissions liées à la production d’énergie : l’hydrogène et les pétroles synthétiques sont des exemples de processus industriels dont les performances environnementales sont augmentées lorsqu’on associe l’électricité à une autre énergie. Il faut également considérer un impératif constant d’amélioration de la qualité de vie des populations : grâce aux énergies renouvelables, l’accès à l’électricité pour tous est un objectif qui peut être atteint.
P. I. — Les études de l’AIE prennent en compte toutes les énergies. Dans quelle mesure celles-ci sont-elles antagonistes et comment, si c’est possible, peuvent-elles coexister relativement harmonieusement ?
F. B. — Pour le moment, le charbon, le gaz et le pétrole couvrent l’essentiel des besoins énergétiques de la planète : ils constituaient 80 % de la demande en énergie primaire en 2018, le même niveau qu’il y a trente ans. Les énergies fossiles continueront à jouer un rôle prépondérant au cours des années à venir, malgré le renforcement des actions contre le réchauffement climatique. Certes, avec l’essor du renouvelable, le paysage énergétique est voué à se transformer. Mais l’AIE l’a bien dit, il n’y a pas de solution unique pour accompagner cette mutation vers la croissance durable. Nous aurons besoin de plus en plus de technologies, y compris de technologies qui s’appuient sur le pétrole. Pas de solution unique, mais pas non plus de solutions simples. On retient que le renouvelable va poursuivre son ascension — pour assurer environ la moitié de la consommation d’énergie mondiale en 2050. Pour autant, d’autres sources pauvres en carbone ont naturellement leur place à côté des énergies vertes. Il y a le nucléaire, les centrales à charbon équipées d’un dispositif de capture du CO2, etc. La transition énergétique passera par la combinaison de plusieurs sources d’énergie.
P. I. — Plus que les autres, les énergies renouvelables incarnent l’avenir. Peuvent-elles continuer à se développer sans limites ?
F. B. — Le développement continu des énergies renouvelables, emmené par le solaire et l’éolien, est la pierre angulaire de la transition énergétique. Il consolide les fondations du bas carbone, auquel contribuent déjà le nucléaire et l’hydraulique. La chute des coûts du renouvelable est assez impressionnante : elle rend le solaire et l’éolien compétitifs et leur donne toute leur part dans le mix électrique. Cela ne veut pas dire, non plus, que cette intégration se fait en claquant des doigts : la sécurité et le pilotage des énergies vertes requièrent des dispositions spécifiques. Avec un objectif central en toile de fond : rendre l’ensemble du système de production, de transmission et de distribution de l’électricité le plus flexible possible. Cela n’a rien de théorique : en octobre 2019, l’AIE et le ministère allemand de l’Économie et de l’Énergie ont organisé un événement dédié aux opportunités à saisir dans l’éolien et le solaire. J’ai eu la chance de présider cette conférence avec Peter Altmaier. On ne le dira jamais assez : ces deux sources de production d’énergie recèlent un incroyable potentiel de développement : dans l’éolien, les regards se tournent vers l’éolien offshore, riche de promesses ; dans le solaire, on retient la possibilité d’installer des panneaux partout, aussi bien sur les maisons et les immeubles d’habitation
qu’au-dessus des bâtiments commerciaux et des locaux industriels.
P. I. — Est-ce à dire que tout le monde, les individus comme les entreprises, sera systématiquement alimenté à terme par les énergies renouvelables ?
F. B. — Les choses sont plus compliquées. Personne ne conteste la montée en puissance des énergies renouvelables mais elle doit se faire de manière ordonnée, comme le préconisent les travaux de l’AIE. En 2018, pour la première fois au cours des deux dernières décennies, le marché du renouvelable a observé un certain ralentissement. Cela est notamment dû à la situation en Chine où les pouvoirs publics ont révisé leur approche dans ce domaine afin de réduire les coûts de production. Que faut-il en conclure ? Que le renouvelable intègre aussi des questions de rentabilité et de construction, de sécurité des installations et de prix de l’électricité pour les consommateurs. Tant que toutes ces questions ne seront pas résolues, le renouvelable risque de se développer de manière peu efficace, voire contre-productive. Or une croissance non maîtrisée fait courir un risque de désorganisation du marché de l’électricité.
P. I. — Si vous deviez conclure d’un mot, quel serait-il ?
F. B. — Je parlerais de sécurité. L’importance accrue de l’électricité, dont nous avons parlé précédemment, est porteuse de nouveaux défis. Voilà pourquoi l’AIE a travaillé sur un rapport uniquement dédié à la sécurité énergétique de l’électricité. Ce document fournira des repères et des clés pour accroître cette sécurité. Nous avons recensé trois grands domaines d’application : l’intégration des équipements liés aux énergies renouvelables, la cyber-sécurité et la gestion des événements climatiques extrêmes.
Il faut également noter que la sécurité énergétique va de pair avec la croissance durable. La réduction des émissions de gaz à effet de serre est essentielle pour assurer la sécurité des populations, des entreprises et des infrastructures énergétiques partout à travers le monde.